Axées sur l’idée de nation et les enjeux de pouvoir qui ont prévalu à son apparition et à son façonnement, en Bohême et au Brabant, mes recherches actuelles abordent abondamment la question de la crise, motif qui résonne de manière particulièrement vive avec ce que nous traversons depuis le mois de mars 2020.

Jean Froissart, Chroniques, Belgique (Bruges), 3e quart du 15e siècle
Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 2643, fol. 226v.
Or le terme de crise est par lui-même problématique et difficile à manipuler. En effet, parler de crise signifie endosser un certain point de vue, celui de l’institution, du pouvoir ou du groupe qui est malmené et se considère comme étant en crise. Dès lors, l’identification d’une crise correspond à un parti-pris, à un jugement, dont l’historien n’est pas toujours conscient. Plusieurs biais à cela : sur le plan méthodologique, l’historien tend à se positionner du côté du pouvoir en place et à lire le passé au gré des déboires rencontrés par lui ; sur le plan documentaire, les annales et les chroniques avaient tendance à retenir en priorité (voire exclusivement) les événements dramatiques, conformément à la représentation popularisée par saint Augustin selon laquelle, depuis la chute, le monde vieillissait en une sorte de décadence inéluctable. Enfin, la thématisation de la crise est le fruit d’une décision plus ou moins consciente : si un événement tragique est reconnu à un moment donné de manière consensuelle comme s’apparentant à une crise, d’autres tragédies ont pu ne pas laisser de traces. Comme aujourd’hui, la crise pouvait être utilisée, exagérée, voire fabriquée de toutes pièces, à des fins idéologiques (sans parler des mêmes exagérations, instrumentalisation et autres constructions a posteriori par l’historiographie). Sans verser dans le post-modernisme et nier la pertinence du concept pour qualifier des situations effectivement critiques, il fallait donc rappeler les multiples médiations qui perturbent le travail de l’historien et son aptitude à évaluer le passé.
La crise est généralement considérée comme intrinsèque au Moyen Âge. Caractérisé par la non-fixité de ses institutions et l’incarnation du pouvoir par la personne du souverain, l’État médiéval était fragile et mis en difficulté dès le moindre problème, ce qui avait amené canonistes et théologiens à développer la théorie des deux corps du roi pour, en suggérant la permanence du corps mystique du roi (ou de la communauté selon les contextes) face à son corps naturel ou physique voué à disparaître, proposer des remèdes à ces difficultés. A côté des catastrophes naturelles extraordinaires (famines, inondations, épidémies), les successions constituaient une fréquente mise à l’épreuve qui pouvait prendre des dimensions tragiques si le nouveau roi était mineur ou, pire, si la dynastie régnante, venait à s’éteindre faute d’héritier.
Les deux entités politiques sur lesquelles je travaille actuellement, le royaume de Bohême et le duché de Brabant aux 14e et 15e siècles, connurent justement des successions compliquées, mais aussi décisives sur le plan politique et institutionnel.
En Bohême, l’assassinat de Venceslas III entraîna l’extinction de la dynastie des Přemyslides en 1306. Deux rois se succédèrent (Rodolphe de Habsbourg, Henri de Carinthie) avant que Jean de Luxembourg ne fût élu en 1310, mais la crise a tellement marqué les mémoires que les années de 1306 à 1310 sont toujours qualifiées d’interrègne par les historiens aujourd’hui. La période est l’occasion d’une refonte totale du pacte politique. Le 13e siècle avait vu l’accroissement du pouvoir du roi, en particulier sous Přemysl Ottokar II (1253-1278) qui avait profité de la faiblesse impériale pour développer une fructueuse politique expansionniste. Cette politique impliquait des absences et la nécessité de pouvoir compter sur des appuis dans le pays. C’est la noblesse qui avait fourni ces hommes de confiance. Or, face à la noblesse, la bourgeoisie était devenue une concurrente à prendre au sérieux : enrichie entre autres par l’exploitation de plusieurs bassins miniers, elle parvenait à faire entendre sa voix au sein des diètes nouvellement convoquées à la fin du 13e et au début du 14e siècle. L’enlèvement du roi Venceslas II à la mort de son père Přemysl Ottokar II en 1278 constitue un premier précédent décisif. Alors que le pays est sans roi, les premières diètes furent convoquées non seulement pour organiser sa libération, mais aussi pour administrer le pays. Ce moment d’invention institutionnelle est caractérisé par l’affirmation de la noblesse et la mise en retrait de la bourgeoisie. Par la suite, pendant le règne de Venceslas II, la bourgeoisie revint en grâce. Mais le même scénario se rejoua durant les années 1306-1310. Siégeant aux diètes rassemblées pour choisir le nouveau roi, la bourgeoisie fut progressivement et catégoriquement évincée de la prise de décision. La publication des Diplômes inauguraux de 1310-1311 dans lesquels le nouveau roi Jean de Luxembourg s’engageait, pour résumer, à respecter les traditions et droits du pays, à ne prendre que des conseillers étrangers et à ne prélever les impôts extraordinaire qu’avec l’accord de la « communauté », et que l’historiographie traditionnelle considère de manière exagérée comme la première constitution écrite du pays, consacraient la noblesse la partenaire exclusive et incontournable du souverain. Elle domina effectivement la vie politique durant tout le 14e siècle.
Que dire de cette évolution rapportée de manière très succincte et schématique ici ? Le bilan est mitigé. Le musèlement de la bourgeoisie, qui ne refait surface dans la vie politique qu’au 15e siècle, peut être interprété comme un recul. A la fois, au même moment, la noblesse s’impose et cela peut être considérée comme une rupture capitale : alors que jusqu’ici la communication politique était exclusivement verticale, entre le roi et le reste de la société civile et politique, avec une hiérarchie entre les deux éléments composant le binôme (roi > société), la reconnaissance de la noblesse comme un partenaire politique à part entière désobstruait la communication en lui conférant un caractère plus horizontal et faisant advenir la possibilité de parler d’égal à égal avec le roi. Une telle transformation des modalités de la communication ouvrait le champ à d’autres émancipations et permettait l’apparition d’un espace public.
Alors, certes, la bourgeoisie n’a pas pu s’imposer comme une force politique. Néanmoins, en instrumentalisant la crise à son profit, en se présentant comme la garante de la nation et en exagérant les dangers ou problèmes en présence (menace habsbourgeoise, présence d’une nombreuse communauté allemande dans le royaume, absences répétées d’un roi étranger), la noblesse avait insufflé un nouveau souffle à la vie politique. En faisant de la représentativité la source majeure de légitimation, même si elle ne représentait pas les intérêts de tous et pensait d’abord aux siens, elle avait enraciné une exigence nouvelle qui allait donner l’occasion par la suite à la bourgeoisie de prendre part au projet politique.
Au Brabant, entre 1248 et 1430, toutes les successions furent problématiques, entre l’absence d’un successeur majeur (1248, 1261, 1312, 1415), d’un héritier mâle (1356), ou d’un héritier direct (1406, 1430). Conscients de ces troubles et ayant du mal à y faire face, les ducs successifs lâchèrent du lest. En 1248, Henri II publia une charte générale confirmant pour l’ensemble du pays les libertés fiscales et juridiques dont certaines villes et communautés jouissaient déjà. Il espérait ainsi faciliter la succession de son jeune fils, Henri III. Pour les mêmes raisons, Henri III republia la charte de 1248, en 1261. Percevant sans doute l’incertitude qui rongeait le pouvoir central, les villes de Brabant se liguèrent quelques mois plus tard. Le règne de Jean Ier (1267-1294) consolida la confiance qu’elle avait gagnée : du fait de sa politique expansionniste (bataille de Worringen en 1288 et reconstitution du vieux duché de Basse-Lotharingie), Jean était en permanence à court de devises et de plus en plus tributaire de la bonne volonté de la société politique, i.e. des villes. Alors que le climat lui était déjà bien défavorable, Jean II (1294-1312) se retrouva dans la même situation qu’Henri II et Henri III. Malade, il savait qu’il allait laisser un héritier trop jeune pour gouverner. Peu avant sa mort, il dut faire un ensemble de concessions envers les villes et publia la Charte de Cortenberg. En plus de reprendre les privilèges fiscaux et juridiques des deux Henri, cette charte prévoyait la création d’un conseil de contrôle des finances et de l’administration ducales où les représentants urbains avaient la majorité (10 contre 4 nobles). Les villes de Brabant étaient alors au sommet de leur pouvoir, tandis que, dépassée, la noblesse ne faisait que suivre. Alors qu’en Bohême, la noblesse dominait la vie culturelle et imposait ses normes, la noblesse de Brabant cherchait à s’enregistrer dans les villes afin d’y jouir des privilèges qui leur étaient attachés et de pouvoir y briguer un poste d’officier. Le poids des villes continua de croître, débouchant sur un autre grand texte, la Joyeuse entrée de 1356. Comme les Diplômes inauguraux de Bohême, l’empressement à confirmer et reconfirmer ces textes est un bon indicateur de leur portée bien relative, en réalité. Comme la Magna charta anglaise, l’importance de ces documents, a été fortement exagérée, idéalisée et romantisée en particulier au 19e siècle. Pourtant, ne serait-ce que sur le plan symbolique, le souvenir de ce contrat était bien présent et les souverains successifs durent par la suite systématiquement s’engager à respecter la Joyeuse entrée à leur prise de pouvoir. La puissance des villes de Brabant perdura jusqu’à l’installation de la dynastie bourguignonne à la tête du pays en 1430 qui renversa la balance : le pouvoir central était fort et le choix fut fait de s’appuyer sur la noblesse. De leur côté, craignant de se désagréger dans la nébuleuse des possessions bourguignonnes, les élites urbaines firent le choix de coopérer avec le nouveau pouvoir afin de livrer et d’imposer autant que possible leur conception de la grandeur du Brabant, une grandeur d’abord urbaine.
Au Moyen Âge, la crise semble donc ne pas avoir eu que des mauvais côtés … C’est au gré des crises et de la mise en danger répétée du pouvoir central que les pratiques consultatives et représentatives se développèrent et se fixèrent. Dès que le pouvoir vacillait, les groupes concurrents en profitaient pour obtenir une plus grosse part du gâteau. La crise était ainsi l’occasion pour de nouveaux groupes de s’émanciper, de prendre part à la société politique et de transformer les modalités de la communication politique. Loin de moi l’idée de verser dans l’irénisme et de céder à l’idée d’une « konsensualle Herrschaft » idyllique. Si la recherche du consensus était le but affiché et légitimant des groupes en concurrence, d’intenses luttes de pouvoir sévissaient. Mais à la faveur de l’exigence de représentativité, les groupes concurrents devaient aussi parvenir à incarner le tout, la société, à qui il revenait aussi de reconnaître leur pouvoir, même s’il n’en constituait qu’une maigre partie.
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