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L’ambition de ce blog est de relier l’histoire médiévale et l’actualité. C’est en effet avant tout en tant que médiéviste que je me positionne et mes analyses trahiront régulièrement mon inscription disciplinaire. L’idée a de quoi surprendre, elle peut même sembler incongrue. En quoi le Moyen Âge pourrait-il donner des clés pour comprendre la société d’aujourd’hui et ses problèmes ? Et c’est pourtant ce que je prétends. Je vais même plus loin : le Moyen Âge est indispensable pour comprendre la société d’aujourd’hui et nous distancer de manière constructive du mythe de la modernité.

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Mais alors, commençons par le commencement. Qu’est-ce que le Moyen Âge ? La question peut paraître naïve, pourtant, elle n’a rien de rhétorique. Il est aujourd’hui admis que le Moyen Âge est une période de l’histoire de l’Europe qui s’étend du 5e au 15e siècle, débutant avec le déclin de l’Empire romain d’Occident et se terminant par l’apparition de la Renaissance et les Grandes découvertes. Le Moyen Âge est donc une période qui se définit avant tout en négatif, par ce qu’elle n’est pas, comme tout ce qui n’est ni l’Antiquité (avant l’an 500) ni la modernité (après 1500).

Le Moyen Âge n’aurait dès lors pas d’identité en propre pour le caractériser. En outre, les bornes censées le délimiter manquent de pertinence. On situe généralement le début du Moyen Âge au moment de la chute de Rome en 476. Or l’impact de l’événement est surestimé, et ce à plusieurs titres. De nombreux travaux ont mis en évidence les continuités et l’absence de rupture radicale par-delà l’an 500. Par ailleurs, une grande partie de l’Europe médiévale (Irlande, pays slaves, Balkans, Scandinavie) n’avait pas été romanisée et ne fut donc absolument pas affectée par l’événement. À l’autre bout de la période, les dates retenues autour de 1500 ne sont guère plus pertinentes. Catastrophique pour les populations autochtones, la découverte de l’Amérique en 1492 n’eut pas d’impact direct et immédiat sur l’Europe de même que la chute de Byzance en 1453 n’entraîna pas non plus de changement de paradigme. Quant à la Renaissance, elle est incontestablement un produit du Moyen Âge, annoncée par la première Renaissance qui, elle, est située au 12e siècle. Enfin, l’imprimerie ne représenta pas dans un premier temps la révolution que l’on voudrait, les nouveaux livres produits imitant la forme du manuscrit médiéval.

Les dates choisies ne marquent pas une rupture véritable, ni même valable pour l’ensemble de l’espace concerné. Elles ne constituent pas le début et la fin d’un même processus ou phénomène, mais bien plutôt la fin d’un premier et le début d’un autre. Enfin, la période de mille ans qu’elles délimitent est loin d’être homogène.

Au fond, ces bornes inopérantes projettent la mise en ordre du passé par les historiens du 19e siècle qui ont créé l’histoire comme discipline scientifique à partir de l’histoire médiévale, dans un premier temps.  Plus généralement, le Moyen Âge est le produit de la modernité, il a été pensé comme tel de surplomb par ceux qui se considéraient comme étant novateurs par rapport à lui. Conçu étymologiquement comme un entre-deux décadent après la brillante Antiquité, le concept de Moyen Âge met en avant la performance et la modernité de la période qui suit.

Le fait que le Moyen Âge comme un tout soit une construction arbitraire ne retire rien à la pertinence de l’étudier. C’est le lot de toute périodisation que de reposer sur des choix plus ou moins opportuns, jamais indiscutables. Il importe simplement d’en avoir conscience pour comprendre le lien que nous entretenons avec cette période et nous détacher des jugements de valeurs peu fructueux que l’opposition Moyen Âge / Modernité induit, souvent sans même que nous en ayons conscience. Il en résultera une meilleure compréhension des sociétés non seulement médiévales, mais encore modernes et contemporaines.

Généralement, deux écueils dominent le travail du médiéviste. D’un côté, il y a ceux qui considèrent que les médiévaux n’étaient en rien différents de nous, qu’ils évoluaient simplement dans un monde moins complexe sur le plan technologique. De l’autre, on trouve ceux pour qui les hommes du Moyen Âge sont par définition insaisissables, incompréhensibles, car pourvus de valeurs et de catégories complètement différentes des nôtres et à jamais perdues. Les deux postures pèchent par cette manière qu’elles ont de poser l’homme d’aujourd’hui comme l’étalon à partir duquel on devrait comparer et étudier la société passée.

Or le travail de l’historien ne consiste pas à chercher ni son double ni son alter ego dans le passé, mais à comprendre le monde, plus précisément à essayer de reconstituer l’environnement économique et social de l’époque étudiée, et de savoir comment les médiévaux faisaient des choix dans cet environnement, avec le système de valeurs qui étaient le leur – ce qui implique aussi de retrouver ce système de valeurs et de tenir le nôtre à distance.

Alors, bien sûr, faire cet effort de distanciation par rapport à nos schèmes de perception et catégories de pensée est plus facile à annoncer qu’à mettre en pratique. En réalité, il est difficile de ne pas émettre de jugement, de s’abstenir de comparer la société médiévale à la nôtre et de ne pas y chercher, dans une visée téléologique, les prémices de ce que nous connaissons aujourd’hui. Pire, soucieux de réhabiliter la période sur laquelle ils travaillent et reproduisant à leur insu le culte de la modernité en la faisant simplement commencer plus tôt, certains médiévistes s’entêtent à montrer que, contrairement aux idées reçues, beaucoup de phénomènes caractéristiques de notre société comme la croissance, le capitalisme, la subjectivité, etc. existaient déjà au Moyen Âge pour en faire une période plus moderne qu’elle ne le serait. Certes, il y a par exemple des îlots de capitalisme durant le Moyen Âge central et le bas Moyen Âge, on commence progressivement à se projeter vers l’avenir et à envisager le progrès et la croissance comme des notions positives. Mais la société médiévale n’est aucunement gouvernée par l’esprit du capitalisme qui n’y apparaît que par tâches isolées, noyées dans une manière résolument différente d’être au monde et d’envisager les relations humaines.

Là où le travail de l’historien médiéviste peut apporter sa pierre à l’édifice, c’est en replaçant l’émergence de ces phénomènes dans leur contexte afin de retrouver la trace des alternatives délaissées ou non advenues et ainsi redonner toute leur teneur, leur signification, aux choix réalisés – et partant balayer l’impression d’une histoire subie par les individus qui renforce le biologisme et le téléologique.

L’objectif de ce blog est donc de faire du Moyen Âge, période que je connais bien, un « grand laboratoire » pour comprendre le présent, non pas dans une démarche généalogique, mais via la recontextualisation.

Que l’expérience commence !

 

Pour les récalcitrants qui veulent encore rêver :

Dame à la licorne