Conférence prononcée dans le cadre des Vendredis Rouges organisés par Déi Lénk
Généralement quand on réfléchit à la nation, on part de la définition forgée par Sieyès : « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par une même législature », qui s’est développée et enrichie durant tout le 19e siècle pour postuler qu’une nation est la coïncidence entre un territoire, un peuple souverain et une volonté commune, avec une insistance sur le « consentement mutuel » chez Renan (Qu’est-ce qu’une nation ?, 1871) ou sur la « vie démocratique » chez Mauss. On relie ainsi l’apparition de la nation avec les révolutions américaines et française de la fin du 18e siècle et on souligne l’incompatibilité d’un tel projet avec les sociétés d’Ancien Régime. On oppose cette nation prétendument moderne, éclairée, issue des Lumières, à la communauté d’avant 1789, qui, elle, se résumerait à des aspects ethniques et culturelles, l’opposition impliquant une hiérarchie entre les deux : la prétendue nation des Lumières fondée le libre projet commun et le contrat serait supérieure à la communauté médiévale, recroquevillée sur elle-même et arriérée.
Le problème s’apparente à un véritable cercle vicieux : la nation au sens plein du terme, comme le projet politique d’une communauté nationale consciente de soi qui se réalise perpétuellement au travers de ce projet commun, est un phénomène exclusivement moderne. Seuls les contemporanéistes sont donc habilités à en parler ; or, du fait de leur spécialité et de leur concentration sur le contemporain, ils se bornent à travailler sur un objet déjà réalisé dont ils ne sont pas capables de penser l’émergence. Leur faisant face, nécessairement incapables à parler d’un phénomène situé en dehors de la période de compétence, les médiévistes se soumettent à ce verdict qui leur est imposé de l’extérieur. Dans ces conditions, la « modernité » de la nation se passe de démonstration et la genèse du phénomène, moment décisif dont l’étude est primordiale pour sa compréhension, ne peut être étudiée.
J’ai trois objections majeures à formuler à l’encontre de cette posture qui obstrue la réflexion :
1) La définition qui s’est imposée est idéologique et, partant, elle est une définition parmi d’autres. Aujourd’hui, il existe autant de définitions de la nation que de partis politiques. Prenons la conception qu’en à Viktor Orban et qui repose sur la triade Christ/patrie/famille. Il dit : « Aujourd’hui, l’ordre libéral s’effondre parce qu’il est devenu clair que ses idéaux ne sont pas fondés sur la vie, ni sur la réalité, ni sur l’histoire, mais sur des constructions artificielles qui ne peuvent tout simplement pas accueillir des concepts qu’ils considèrent comme des configurations irrationnelles, mais qui ont façonné et déterminé l’Europe et la vie des Européens depuis deux mille ans : des concepts tels que la foi, la nation, la communauté et la famille[1] ». Sa nation est biologique, axée sur la famille, les liens du sang, sa nation et s’oppose aux « constructions abstraites » qui caractérisent le monde libéral, c’est-à-dire au projet démocratique et plus largement aux idées des Lumières.
Signalons au passage qu’à une autre époque, l’opposition entre nation comme projet commun et nation fondée sur l’ethnie/le sang avait servi à invalider la nation allemande. Cela se traduit dans l’opposition classique (travaux de Roger Brubaker), mais erronée, entre droit du sol et droit du sang dans le contexte des lois de naturalisation, le premier étant présenté moderne et démocratique, les second, comme archaïque et sectaire. Pourtant, comme l’a montré Patrick Weil, le droit du sol était la norme dans toute l’Europe moderne. Le droit du sang est une création française de 1803 et pas allemande. Et son introduction correspond alors à un progrès, les individus n’étant plus liés comme auparavant à un territoire et pouvant changer librement de lieu de domicile. Si le droit du sol est rétabli en France en 1889, c’est pour pouvoir mobiliser les nombreux étrangers vivant en France dans l’armée du pays dans un contexte de forte immigration. Fin du mythe !
2) La volonté de décider ensemble sur un territoire commun au sein d’une communauté qui se vit comme peuple et une nation n’est pas apparue ex nihilo en 1789. On objecte qu’avant 1776/1789, si de telles aspirations existent, elles ne débouchent jamais sur un régime qui les acte officiellement. Or ce jugement repose sur une fétichisation et une idéalisation de l’événement 1789, d’une part, et des institutions, d’autre part. On oppose généralement une vie politique médiévale dominée par les rituels et les cérémoniels qui dissimulaient les véritables processus de décision et favorisaient, de manière voilée, les intérêts personnels des dominants, à la vie politique d’aujourd’hui caractérisée par des institutions et l’existence de règles formelles claires et fixes seules capables de faire advenir la vie démocratique en permettant une prise de décision juste et adéquate d’advenir. Cette dichotomie est évidemment inepte, tout acte politique relevant toujours des deux dimensions technique et symbolique, la deuxième contribuant à donner le sens nécessaire à sa légitimation. Enfin, nombreux sont les travaux des anthropologues, de Pierre Clastres à Marshall Sahlins en passant par James C. Scott qui ont montré l’existence d’une organisation démocratique dans des sociétés (amérindiennes ou asiatiques) dépourvues de pouvoir, et plus encore d’institutions.
3) Ma troisième objection, c’est qu’il est impropre voire dangereux de vouloir réduire la nation à la réalisation de la puissance souveraine du peuple (chez Sieyès) et de la démocratie (comme chez Renan ou Mauss, et de refouler la composante nationaliste comme une anomalie – tentative que l’on perçoit très bien, par exemple, dans la différenciation naïve entre patriotisme et nationalisme. Au contraire, le nationalisme est central dans l’apparition et le fonctionnement des nations. Mais justement, ces convictions et ce refoulement sont à l’origine de la confusion qui empêche, à mon sens, de comprendre la nation dans ses ramifications les plus complexes et les plus anciennes.
Ce que je voudrais montrer dans le cadre de cette conférence, c’est que la nation correspond d’aspects culturels et ethniques (religion, langue, traditions) et d’aspects politiques, engageant le peuple, la communauté des sujets soumis à l’autorité du souverain. Ainsi, les grands mythes ethnogénétiques, qui fondent l’existence de peuples et visent à en dire la singularité et la grandeur, apparaissent dès le haut Moyen Âge dans les monastères qui assurent alors la production culturelle. Les souverains ont utilisé et enrichi ces mythes afin de légitimer leur pouvoir en glorifiant leur dynastie à travers le développement de programmes de propagande « prouvant » l’élection de leur peuple à travers la généalogie spéciale de son souverain (descendance de Charlemagne, ancêtres divins, etc.). Centrés sur la figure du roi, ces projets ont, ce faisant, contribué à concevoir l’abstraction et la dépersonnalisation de l’État et des institutions, abstraction indispensable pour penser la nation comme communauté éternelle, au-delà de la génération et de la disparition de ses chefs. C’est parce que l’exercice du pouvoir a cessé d’être vu comme la chose privée du souverain que le discours national(iste) a pu advenir.
Menace extérieure et sentiment national ? Le cas de la Bohême
Le contexte : la montée de la noblesse et l’évincement de la bourgeoisie 1278-1311
C’est justement cet avènement que je voudrais suivre à partir d’un espace que je connais bien, le royaume de Bohême. La Bohême est un duché, puis un royaume (1198) puissant. Au 13e siècle, le roi Premysl Ottokar II (1253-1278) profite de la faiblesse de l’Empire (Grand Interrègne) pour réaliser une ambitieuse politique expansionniste. Il est souvent absent et compte sur la noblesse du pays pour le suppléer. Cela concourt à constituer la noblesse comme un groupe à part entière, avec ses valeurs et ses propres traditions. Parallèlement, la même époque est marquée par l’ascension de la bourgeoisie, notamment grâce à l’exploitation des mines d’argent de Kutna Hora (Kuttenberg), le plus gros fournisseur de l’Europe avant l’exploitation des mines d’Amérique du Sud. La bourgeoisie de Bohême est à 90% d’origine allemande jusque vers 1350 et descendait des Allemands arrivés en Bohême à la fin du 12e siècle dans le contexte de ce qu’on a appelé la « Colonisation allemande », ce vaste mouvement migratoire, d’occupation et de mise en valeur des terres, qui avait attiré vers l’Est de l’Europe des Allemands sans terre, originaires essentiellement de l’espace rhénan – et sans doute aussi du Luxembourg (la communauté luxembourgeoise qui vit toujours en Roumanie et continue de parler le luxembourgeois est héritière de ce mouvement).
Cette concurrence entre la noblesse et la bourgeoisie est centrale. Après la mort de Přemysl Ottokar II en 1278, son fils, trop jeune pour régner, est enlevé par son régent (1279-1283). Représentant le royaume dans les négociations pour la libération du roi, la noblesse saute sur l’occasion pour évincer la bourgeoisie du jeu politique : durant la période de l’enlèvement, les représentants des villes ne sont plus invités aux diètes et autres négociations. Mais le retour de Venceslas II marque la fin de ce « moment de grâce ».
Une nouvelle occasion se présente en 1306 quand éclate une nouvelle crise avec l’assassinat de Venceslas III, le fils de Venceslas II, qui régnait depuis 1305. Invités à élire le nouveau roi, les nobles élisent Henri de Carinthie, qui était un proche de Venceslas II et avait épousé sa fille Anne. Albert de Habsbourg, le roi des Romains, invalide leur décision et installe son fils Rodolphe comme roi, justifié en cela en tant que chef de l’Empire et suzerain de la Bohême. Rodolphe meurt prématurément en 1307. Invités à élire à nouveau leur roi, les nobles tchèques choisissent une nouvelle fois Henri de Carinthie qui ne parvient pas à se faire respecter et s’illustre comme un roi faible incapable de maintenir l’ordre sans recourir aux troupes étrangères de son allié le margrave de Meissen. Tout bascule en 1308, quand Albert de Habsbourg est assassiné et Henri VII de Luxembourg, élu à la tête de l’Empire (le chef de l’Empire était élu roi des Romains par un collège de sept électeurs puis sacré empereur par le pape). Un nouvel horizon s’ouvre pour les abbés et seigneurs tchèques qui entrent en contact avec Henri et lui demandent un nouveau roi pour remplacer le roi actuel. Les négociations débouchent sur le mariage de Jean de Luxembourg, le fils de Henri, avec Élisabeth Přemyslide, et son élection comme roi de Bohême en 1310.
L’explosion antiallemande et nationaliste
C’est dans ce contexte qu’est rédigée la Chronique de Dalimil, connue pour son ton virulent envers les étrangers. Son auteur est anonyme mais se fait clairement le porte-parole de la noblesse. Il écrit entre 1310 et 1313, au début du règne de Jean l’Aveugle (sur lequel se clôt la chronique). J’en profite pour indiquer qu’une chronique est un texte historiographique conçu comme un tout par son auteur, avec un début et une fin, ce qui la distingue des annales, rapports annuels (d’où annales) ajoutés les uns à la suite des autres au sein d’une institution (religieuse) par des scribes pouvant être différents.
Dans un contexte effectivement troublé, on y trouve de nombreuses invectives invitant à se méfier des étrangers. Or l’étranger n’est pas défini par son appartenance à une autre nation/pays dans ce texte. La définition est strictement morale : l’étranger est un individu qui a quitté (et donc trahi) les siens, son pays, sa famille, et n’est tenu, de ce fait, par aucun lien de loyauté.
Quiconque se trouve au milieu d’étrangers est en proie à la tristesse, / tandis que celui qui est triste se sent mieux dès qu’il est parmi les siens. / C’est avec l’aide de ses amis que l’on règne / et le sage ne prend jamais conseil auprès d’étrangers ! / L’étranger fera venir des gens de sa langue / et cherchera constamment à vous faire du tort. / Il cherchera des fautes dans votre peuple / et disséminera la terre de vos ancêtres entre les siens. / Peigne-toi toi-même, même si tu es hirsute, / tête tchèque, et ne te livre pas aux étrangers ! (chap. 4, mise en garde de Libuse)
Mais dans ce texte, l’étranger comme traitre, c’est l’Allemand qui est installé en grand nombre en Bohême. Les autres nationalités (Polonais, Italiens, Hongrois, etc.) apparaissent dans le récit au gré des combats ou tractations diplomatiques qui les concernent, sans susciter d’émotions, encore moins la hargne qui accable les Allemands. Justement parce que ces autres communautés ne s’étaient pas installées en Bohême. Pour Dalimil, seuls les Allemands sont problématiques. Il écrit par exemple : « Tous les Allemands ne cherchent qu’à faire l’infortune des Tchèques. » (chap 60). Il joue sur le double sens de Šváb, qui signifie en tchèque Souabe, comme en allemand, et cafard, sans renvoyer néanmoins à une origine souabe avérée. De manière récurrente, il compare les Allemands à une maladie, à une gangrène, à des mauvaises herbes, leur biologisation permettant de composer un discours prophylactique typique des discours nationalistes (projection d’un mal d’origine extérieure qui s’infiltre dans l’organisme et menace d’en entraîner la mort).
La communauté à protéger : jazyk
Mais alors, quelle est cet organisme, cette communauté à protéger ? Dalimil le clame haut et fort. Il écrit pour la langue tchèque, langue étant à entendre comme nation. Dans sa préface programmatique, il écrit :
Je te présente ici [un récit] grossier / et demande à quiconque serait plus doué [que moi], / pour honorer notre pays / et piéger nos ennemis, / de corriger mes paroles avec de jolies rimes, / et de célébrer ce pays dans un parler clair ; / il ne m’offensera pas / celui qui viendrait à dire : « De quoi se mêle-t-il ? Il n’y connaît rien. » / Je sais bien ce que je vaux / et seul m’importe [le bien] de ma langue. / C’est cela seul qui m’a poussé à écrire cette chronique / et m’a communiqué une telle ardeur. (Préface)
Le mot jazyk / langue mérite qu’on s’y intéresse. Il met en avant les aspects culturels qui définiraient spécifiquement la nation médiévale. Dalimil est le premier à nommer la nation en langue vernaculaire. Sa chronique est le deuxième texte de la littérature tchèque à avoir été écrit, le premier étant l’Alexandreida, une adaptation en tchèque du roman d’Alexandre ; et avant cela, de courts textes religieux. Il faut savoir que ce choix n’est pas anodin. Les textes latins utilisaient indifféremment les mots lingua ou natio pour désigner la nation. La source principale de Dalimil, la Chronique des Tchèques (première chronique dédiée à un peuple) du chanoine Cosmas de Prague (1125), est quant à elle très claire dans ses usages : lingua désigne la langue, l’idiome, et natio la nation, le peuple. Mais Dalimil a délibérément opté pour jazyk et non pas pour národ, pour désigner la nation, s’éloignant de son modèle (et j’y insiste car la production littéraire a tendance à procéder par sédimentation, quitte à entraîner des reprises appropriations non voulues car inconscientes, très souvent). La langue étant un puissant facteur de cohésion, elle permettait surtout d’évincer facilement des Allemands qui ne parlaient pas le tchèque et qui étaient marqués étymologiquement par cette incapacité : le mot Němci qui les désigne est construit sur l’adjectif němý, muet. Mais donc, derrière cette mise en avant de la langue et de la culture, c’est une visée sociale et politique qui préside …
Règlement de compte et projet politique
Instrumentaliser la peur
Pour expliquer cette haine envers les Allemands dans la chronique, l’historiographie traditionnelle a mis en avant la crise engendrée par l’assassinat de Venceslas III et la menace représenté alors Albert de Habsbourg que j’ai déjà abordées. Effectivement, cette période est le point d’orgue de la démonstration de la chronique de Dalimil, elle est la conséquence logique d’une longue et nuisible présence allemande sur le sol tchèque. Dalimil n’hésite pas à accuser sans preuve un Allemand d’être le meurtrier du jeune roi alors qu’on n’a jamais pu trouver son identité (d’après la chronique de Zbraslav, un Allemand, Conrad de Botenstein portant Otacher ouz der Geul accuse un seigneur tchèque du nom d’Hoger de Wildstein). Dalimil exacerbe et instrumentalise la menace de voir la Bohême disparaître. Albert avait en effet spécifié au moment de l’avènement de son fils Rodolphe comme roi en 1306 que le royaume entrait dès lors dans les possessions de la maison de Habsbourg. Or cela était une disposition normale du droit successoral et c’est ce qui se produisit avec l’avènement des les Luxembourg qui se succédèrent de père en fils jusqu’à Sigismond à la tête de la Bohême, qui passé ensuite au Habsbourg (mariage d’Albert II de Habsbourg avec Élisabeth de Luxembourg, la fille de Sigismond). La différence : Jean avait épousé une princesse de Bohême pas Rodolphe. Surtout, il ne venait pas d’un puissant lignage aux visées expansionnistes et qui avaient entrepris de s’accaparer l’Empire.
Invalider la bourgeoisie
Quand il vise les Allemands, c’est en réalité la bourgeoisie que Dalimil entend invalider. On a vu que les nobles étaient parvenus à évincer une première fois les villes de la prise de décision dans les années 1280. Mais cela n’avait pas duré car aucune base idéologique n’avait fondé ce rejet. Le coup de force des nobles en 1306-1310, que nous transmet leur porte-parole Dalimil, est comporte 4 points. Ils sont parvenus 1. à exagérer le danger venu de l’extérieur de la part des Habsbourg, 2. à assimiler ce danger à un danger allemand, 3. à faire l’amalgame entre les Allemands installés en Bohême et ceux de l’extérieur, instrumentalisant les peurs et les phantasmes des Tchèques qui croient véritablement au risque de désintégration du pays, 4. à invalider la bourgeoisie sur la base de leur origine allemande (90% des bourgeois du pays sont des Allemands au 14e siècle).
Et alors, comme dans le cas de l’étranger, le bourgeois est défini sur le plan moral. Dalimil se refuse à employer le mot měšťané, les bourgeois, pour les désigner. Il emploie pour tous les roturiers le terme de chlapové, les paysans (de même qu’il ne distingue pas les Allemands de Bohême des Allemands de l’étranger). Le bourgeois n’est pas défini sur le plan social. Il est une anomalie et le résultat du désir de certains roturiers, ou paysans, de sortir du rang. Ainsi, contrairement à la noblesse qui agit selon lui pour le bien de la communauté, le bourgeois est caractérisé par son égoïsme.
Le paysan ne te donne rien par bonne volonté ; / il te sert du « Monsieur », tout en guettant son heure. / Dès qu’il le pourra, il te frappera / et tu le rembourseras avec intérêts. (chap. 98)
Comme les Allemands qui ne visent qu’à nuire, les paysans (= bourgeois) n’ont d’autre but que de nuire aux nobles et, à travers eux, à la communauté des Tchèques, à la nation et au royaume. Comme les Allemands, les bourgeois, signalisés par la pratique des intérêts, sont des traitres qui n’ont aucuns principes et ne pensent qu’à satisfaire leurs intérêts personnels.
Dalimil identifie ainsi une menace extérieure (les Habsbourg) pour provoquer la peur des Tchèques et fonder cette communauté dans la peur (en l’instrumentalisant). Il identifie cependant en elle un mal pire encore qui gangrène le groupe de l’intérieur : les Allemands de Bohême, et à travers eux les bourgeois. La noblesse incarnant quant à elle les intérêts de la nation et le salut des Tchèques.
Pourquoi ça marche ? La nation des individus
Ce qui m’intéresse dans mes travaux c’est de comprendre comment on passe de cette ruse de la part d’un groupe particulier (la noblesse ici) à l’adhésion effective des individus. Car en effet, il ne suffit pas de dire que la nation est une construction. Il importe de comprendre les ressorts par lesquelles elle finit par par exister, et la ruse par fonctionner. Pour comprendre cela, il faut prendre en compte la rencontre entre des modalités de fonctionnement nouvelles dans la sphère politique et des besoins nouveaux chez l’individu
De nouveaux besoins. Les mutations de la société médiévale
Avant de reprendre l’analyse du discours de Dalimil comme exemplification de ces stratégies, je voudrais revenir sur deux mutations majeures qui ont marqué l’Europe au Moyen Âge central. Dans la sphère religieuse, à une époque où Église fait figure de véritable « institution englobante » (Jacques Le Goff), la Réforme grégorienne, du nom de Grégoire VII, pape du 11e siècle, introduisit une césure et une hiérarchie entre les clercs et les laïcs, faisant imploser le peuple chrétien. Jusque-là, le prêtre était responsable du salut de ses ouailles ; la réforme mit au jour une conception individuelle du salut qui requerrait un engagement personnel de l’individu dans la construction de celui-ci. Dans la sphère politique, l’individu se trouve aussi plus fortement engagé. La puissance grandissante des souverains n’avait pas pu se réaliser sans la mise en place de forts liens de dépendance avec les groupes dominants, la noblesse et/ou les villes, pourvoyeurs en hommes de confiance et en numéraire. En outre, ne pouvant plus vivre du sien, le souverain était de plus en plus tributaire du consentement des assemblées représentatives, devenues de véritables institutions pérennes dans certaines régions, pour la levée de l’impôt. Parallèlement, nombreux sont les témoignages et sources indiquant que la capacité à incarner les intérêts de tous (et d’y répondre) était devenue essentielle dans les luttes de pouvoir, des luttes qui engageaient de plus en plus l’ensemble des sujets, dont l’appréciation était de plus en plus déterminante du fait de la généralisation de l’exigence de représentativité, et d’une conception et d’une pratique de plus en plus contractualistes du pouvoir.
Du fait de ces transformations, l’individu était sollicité de toutes parts et était sujet à de nouveaux besoins, et la capacité à satisfaire ces besoins, mais aussi à les instrumentaliser, était devenue un nouvel enjeu politique. Et le recours à l’idée de nation était une promesse de satisfaction de ces nouveaux besoins et d’une plus grande implication individuelle via la réalisation de ce projet commun. La nation s’impose à la fin du Moyen Âge comme la réponse à la montée de l’individualisme, et qu’elle participe en retour au processus d’individuation.
La communauté, souveraineté populaire et Bien commun
Dans le récit de Dalimil, si les Allemands et les bourgeois sont exclus comme des forces nocives c’est pour mieux fédérer la communauté à laquelle le discours est adressé, et en retour mieux exclure encore les deux groupes visés, qui en réalité n’en sont qu’un. La communauté est mise en scène dès le début de la chronique. Libuše nous dit à son sujet :
Il faut être un bien mauvais homme / pour nuire à la communauté dans son propre intérêt. / La communauté est la protection de tous / et mieux vaut oublier celui qui l’outrage. / Si tu perds la communauté, n’attends rien du château, / hors de la communauté, tu devras faire face aux dissensions les plus diverses. (chap. 4)
Le texte est explicite : la communauté (ou la nation) est protectrice et il faut tout faire pour la préserver des dangers qui la menace, qu’il s’agisse du pouvoir (trop fort) du duc (le château) d’un côté, ou des nuisances provenant des Allemands et des bourgeois, plus largement, de l’autre.
Cette recommandation, Libuše la fait dans un contexte particulier. Libuše était en effet dans les légendes la juge qui gérait les querelles entre les individus avant l’institution du duché. Mais les hommes se révoltèrent car ils ne voulaient plus d’une femme au-dessus d’eux, et ils lui demandèrent un prince, un duc. Face à l’unanimité de la demande, Libuše accepta de trouver une solution :
Elle convoqua la diète générale. / Quand tous se rassemblèrent à la dièten/ et parurent devant Libuše, / la mère du pays entier / se plaignit de la honte qu’elle avait subie. / Dès qu’ils eurent entendu ses paroles, / les gentilshommes rirent de leur maîtresse, / ils la rudoyèrent / et, sans même s’être concertés, / ils crièrent tous d’une voix unanime : / « Nous ne souscrirons pas à cela d’un cheveu. / Cet homme a dit la vérité. / Car il faut être un homme bien insensé / pour comparaître à un procès devant une femme / sans y avoir été contraint par la misère. / Nous ne voulons pas patienter plus longtemps, / nous voulons un homme pour maître. (chap. 3)
La juge se plia et épousa Přemysl le Laboureur, le premier duc légendaire, qui donna son nom à la dynastie qui régna jusqu’en 1306. Alors l’épisode est intéressant à plus d’un titre. Premièrement, c’est la communauté immémoriale (aucun épisode ne raconte son installation) qui fonde le pouvoir du duc et son statut. Contrairement aux représentations traditionnelles dominantes, le pouvoir ne vient même pas de Dieu, mais des hommes unis en communauté. Deuxièmement, il y a un glissement entre le tout et la partie. Comme en latin de communitas, le terme de obec qui signifie la communauté en tchèque est englobant, totalisant. En effet, il y a une ambiguïté sur les termes. Au départ, tous les hommes sont concernés par l’affaire et semblent pouvoir intervenir dans la prise de décision. Mais l’emploi anachronique du terme diète générale (valný sněm) – les premières sont convoquées dans les années 1280 – remet les pendules à l’heure : sont concernés seuls les nobles habilités à décider pour tous, ce que confirme l’emploi du mot de zeman/é, que j’ai traduit par gentilshommes.
Le mot zeman servira à la charnière du 15e siècle à désigner les petits nobles de campagne quand la noblesse se stratifiera. A l’époque de Dalimil, il n’avait pas cette signification car la noblesse n’était pas encore un groupe social complexe. L’auteur utilise dès lors de manière originale et personnelle le terme : toujours au pluriel, zemané désigne les grands seigneurs tchèques qui prennent les décisions au sommet de l’État. Pour les autres seigneurs tchèques ou étrangers, Dalimil emploie le mot pán/í qui est l’équivalent du latin dominus.
Les moments où coexistent ouverture et fermeture du groupe des décideurs sont récurrents dans ce texte, cette ambiguïté étant délibérément entretenue et rendue possible la conception dominante de la représentation (codifiée lors des luttes qui opposaient les conciles au pape au 15e siècle), à savoir : la repraesentatio identatis qui stipulait que la partie était identique au tout et permettait à une partie du corps social de représenter légitimement le tout sans que ce dernier lui ait confié de mandat.
L’articulation qui nous intéresse est donc la suivante : la communauté existe pour le bien de tous, elle correspond aux Tchèques mais se limite aux grands barons pour la prise des décisions, ces derniers incarnant l’ensemble des sujets du fait de la conception dominante de la représentation. La communauté a fondé le duché en confiant le pouvoir au duc, elle doit veiller à sa survie face aux menaces diverses. Son existence-même est la réalisation du bien commun qui passe par la collaboration du roi avec les nobles (le roi étant juste le prolongement de la volonté de ces derniers) et le renvoi des Allemands hors du pays. Et effectivement, la noblesse s’accapare le pouvoir durant tout le 14e siècle, s’imposant avec la communauté nationale contre un souverain étranger et des villes étrangères, la bourgeoisie étant réintégrée dans la vie politique seulement au 15e quand de nombreux Tchèques sont venus en grossir les rangs au gré des transformations sociales (et dans le contexte de la répression du mouvement hussite), et que l’argument ethnique ne suffit plus à l’évincer.
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A travers cet exposé, mon intention était de montrer que la nation était déjà utilisée comme argument politique au Moyen Âge, contre la lecture traditionnelle qui date son apparition au 19e, au mieux concède qu’il pouvait y avoir une nation ethnique/culturelle durant l’Ancien Régime. J’ai voulu montrer aussi que, comme aujourd’hui, la nation était toujours également ethnique et culturelle (ce sont d’ailleurs là ses ressorts) et que se limiter, pour la définir, aux seuls éléments politiques, pire, aux aspects positifs de la liberté, de la décision prise en commun et de la démocratie, était une incompréhension totale du phénomène, voire une illusion naïve.
Mon propos n’était donc pas d’affirmer, dans une attitude post-moderne, que chacun peut avoir sa définition de la nation, mais plutôt de montrer comment les différentes conceptions de la nation s’articulaient et, surtout, de mettre au jour, derrière les fausses évidences, les mécanismes d’instrumentalisation et d’adhésion qui sont à son fondement.
Les contemporanéistes reprochent aux médiévistes plaçant les origines de la nation à l’époque médiévale de vouloir ainsi rehausser la période sur laquelle ils travaillent. Il faut en déduire que, à leurs yeux, la nation est connotée positivement comme la marque du progrès. J’espère que ma position très critique sur une notion qui repose sur la manipulation et dont l’histoire a plutôt à voir avec le nationalisme et le populisme vous aura fait comprendre que je ne partageais pas cette vision angélique.
[1] https://legrandcontinent.eu/fr/2018/06/21/la-doctrine-dorban/