Le court billet que je republiais la semaine dernière sur les Deux corps du grand-duc m’a donné l’idée de rédiger une petite synthèse sur la doctrine des Deux corps du roi et les travaux d’Ernst Kantorowicz, essentiels à la compréhension des ressorts de la représentation et du fonctionnement du politique au Moyen Âge.
Ernst Kantorowicz est un personnage difficile à cerner. Né en 1895 à Poznan, alors en Prusse Orientale, il appartient à une famille juive aisée, ce qui ne l’empêche pas de se sentir foncièrement allemand et d’adhérer au projet nazi. Ce n’est qu’en 1933 avec la Nuit de cristal qu’il comprend que sa judéité l’en exclut implacablement. Il émigre en 1938, d’abord à Oxford, puis aux États-Unis, où il enseigne à l’université de Californie, à Berkeley où il devient professeur en 1945. Il en démissionne en 1951 pour enseigner à l’Institute for Advanced Study de Princeton, jusqu’à sa mort en 1963. C’est là qu’il publie Les Deux Corps du roi, sous-titré une « étude de la théologie politique médiévale » (1957).
Les deux corps du roi à l’époque élisabéthaine
Le point de départ du livre repose sur une métaphore rencontrée sous la plume d’un juriste élisabéthain, puis constamment reprise sous les Tudor et qui énonce la dualité corporelle du roi. Selon cette image, le roi possèderait deux corps, l’un naturel, mortel, soumis aux infirmités, aux tares de l’enfance et de la vieillesse ; l’autre, surnaturel, entièrement dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais, et incarnant le royaume tout entier.
La première élaboration claire de ce « jargon mystique » se trouve dans les Rapports d’Edmund Plowden (1518-1585). Elle fut identifiée comme telle par l’historien anglais du droit Frederic William Maitland (1850-1906), dont les travaux sur la Couronne en tant que « corporation » influencèrent fortement EK.
Dans la 4e année du règne de la reine Élisabeth, se jugeait l’affaire du duché de Lancastre que les rois lancastriens avaient possédé en tant que propriété privée et non en tant que propriété de la Couronne. Le prédécesseur de la reine, Edouard VI, avait fait un bail pour certaines parties du duché alors qu’il était encore mineur. Les juristes de la Couronne, rassemblés à Sergeant’s Inn, tombèrent tous d’accord :
« Selon la Common Law, aucun Acte que le roi fait en tant que roi ne sera invalidé par le fait qu’il n’est pas d’âge [mineur]. Car le Roi a en lui deux Corps, c’est-à-dire un Corps naturel et un Corps politique. Son Corps naturel, considéré en lui-même, est un Corps mortel, sujet à toutes les infirmités qui surviennent par Nature ou Accident, à la faiblesse de l’enfance ou de la vieillesse, et aux déificiences semblables à celles qui arrivent aux corps naturels des autres gens. Mais son Corps politique est un Corps qui ne peut être vu ni touché, consistant en une société politique et un gouvernement, et constitué pour la direction du peuple et la gestion du Bien public, et ce Corps est entièrement dépourvu d’Enfance, de Vieillesse, et de tous autres faiblesses et défauts naturels auxquels est exposé le Corps naturel, et pour cette raison, ce que fait le Roi en son Corps politique ne peut être invalidé ou annulé par une quelconque incapacité de son corps naturel. »
La définition du Corps politique comme étant sans âge, « dépourvu d’enfance, de Vieillesse, etc » est sans conteste emprunté à Sir John Fortescue (1394-1380) qui écrit dans son Gouvernement d’Angleterre : « Ce pouvoir ne peut pécher, ni mal faire, tomber malade, vieillir ou faire se blesser un homme… Car tous les pouvoirs viennent de l’impuissance… par conséquent le Saint-Esprit et les Anges, qui ne peuvent ni pécher, ni vieillir, ni tomber malades, ni se faire mal, ont plus de pouvoir que nous, qui pouvons souffrir de tous ces défauts. De la même façon, le pouvoir du Roi est plus grand. »
Ce passage montre les liens étroits qui existaient entre les théories politiques et la pensée théologique, aux sources de la réflexion médiévale. Il insiste sur le character angelicus du roi. Le corps politique de la royauté ressemble beaucoup aux anges et à l’Esprit-Saint parce qu’il représente, comme les anges, l’Immuable dans le Temps. Les Deux Corps du roi forment une unité indivise, chacun étant entièrement contenu dans l’autre. Cependant, il ne peut y avoir aucun doute quant à la supériorité du Corps politique sur le Corps naturel. Non seulement le Corps politique est plus ample et plus grand que le Corps naturel, mais certaines forces réellement mystérieuses y résident, qui diminuent ou même suppriment les imperfections de la fragile personne humaine.
« Son corps politique, qui est annexé à son Corps naturel, enlève la faiblesse de son Corps naturel, et ramène le Corps naturel, qui est l’inférieur, et tout ce qui en découle, à lui-même, qui est le plus élevé, quia magis dignum trahit ad se minus dignum » [le plus digne tire à lui le moins digne]
Les Deux Corps forment donc un seul Corps dans le Roi. Néanmoins, en dépit de l’unicité dogmatique des deux corps, une séparation existe : la mort. Celle-ci n’affecte que le Corps naturel du roi. Les juristes anglais écrivent : « quant à ce corps [politique], le Roi ne meurt jamais, et sa mort naturelle n’est pas appelée dans notre Droit la Mort du Roi, mais la Démise du Roi ; ce mot ne signifie pas que le Corps politique du Roi est mort, mais qu’il y a une séparation des deux corps, et que le corps politique est transféré et transmis du Corps naturel maintenant mort, ou maintenant arraché à la dignité royale, à un autre Corps naturel. »
Cette migration de l’âme, de la partie immortelle de la royauté d’une incarnation à une autre telle que l’exprime le concept de « démise » du roi est sans aucun doute l’un des éléments essentiels de la théorie des Deux Corps du roi. Elle permet de justifier la succession des rois sans que la valeur du corps politique ne soit atteinte ; elle a conservé sa validité aux époques suivantes.
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Ce qui vient d’être présenté ici, c’est une théorie qui est déjà aboutie et efficace au 16e siècle. Les rapports que les deux corps entretiennent l’un avec l’autre sont précisément définis par les juristes qui ont déjà amplement réfléchi aux conséquences d’une telle théorie et aux avantages qu’elle pouvait comporter. Néanmoins, elle est le résultat d’une pratique et l’héritage de représentations plus anciennes et qui, loin de se limiter à la seule Angleterre, constituent la matrice de la pensée politique de l’Europe médiévale. C’est l’histoire de cette théorie, les étapes de sa construction, qu’EK a entrepris de décrypter dans une démarche généalogique que je vais essayer de synthétiser ici.
L’emprunt de notions théologiques pour définir l’État était une méthode employée depuis longtemps, de même que, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, on avait adapté la terminologie politique et le cérémonial de l’Empire aux besoins de l’Église. Le va-et-vient entre papauté et États est d’ailleurs constant durant toute la période médiévale, ce qu’illustrent bien les personnels qui passent aisément de l’une aux autres, et inversement.
La fiction mystique des « deux corps du roi » s’enracine, elle, dans l’emprunt des motifs christiques pour glorifier la figure du roi.
EK distingue trois étapes, trois constructions typiques de la royauté qui se sont succédé du 10e au 16e siècle dans l’Europe occidentale :
- 10e-11e: la royauté fondée sur le Christ ;
- 12e-13e: la royauté centrée sur le droit et la justice ;
- 13e-16e : la royauté fondée sur la politia, sur le corpus mysticum.
10e-11e: la royauté fondée sur le Christ
Dans le cadre d’une royauté centrée sur la figure du Christ, le roi est perçu comme une personne « géminée » : homme par la nature, Dieu par la grâce. Celui qu’on a appelé par commodité l’« Anonyme normand » est le premier à soulever vers l’an 1100 les problèmes que pose la persona mixta du souverain, où le « mélange » faisait référence à l’alliage de capacités et de pouvoirs séculiers et temporels en une seule personne. Cette capacité double était alors un trait habituel dans le clergé de l’époque féodale : l’évêque était ainsi non seulement un dignitaire de l’Église, mais encore un grand feudataire. Celui de Bayeux, Odon, respectait ainsi le célibat en tant qu’évêque, mais était marié en tant que baron.
Le roi était considéré comme persona mixta parce qu’une capacité spirituelle lui était attribuée comme une sorte d’émanation de sa consécration et de son onction. Si la doctrine pontificale refusa de reconnaître au roi tout caractère clérical, les auteurs continuèrent d’insister sur le fait que le roi n’était pas « purement laïque », ou en termes juridiques, qu’il n’était pas une « personne ordinaire ». Même s’il n’était pas validé comme tel par Rome, l’idéal de la royauté-prêtrise traverse et marque tout le Moyen Âge. Mais alors, la dualité de la persona mixta semble ne pas encore avoir de rapport avec les Deux Corps du Roi. La dualité exprimée par ce concept concerne les capacités temporelles et spirituelles inhérentes à une même personne et ne fait pas référence aux corps, naturel et politique. En réalité, le super-corps impersonnel et immortel du roi est déjà contenu dans cette idée même de son caractère spirituel, résultat de la cléricalisation de la fonction royale.
C’est ce que nous indique l’Anonyme normand. Dans son traité De consecratione pontificum et regum, il discute essentiellement les effets des onctions d’ordination des évêques et des rois. Remontant à l’Ancien testament, il évoque ainsi le sacre des rois d’Israël :
« Nous devons ainsi reconnaître [dans le roi] une personne géminée, dont l’une descend de la nature, l’autre de la grâce… L’une par laquelle, par la condition de nature, il se conformait aux autres hommes ; l’autre par laquelle, par l’éminence de sa déification et par le pouvoir du sacrement [de consécration], il surpassait tous les autres. Pour une personnalité, il était par nature, un individu humain ; pour l’autre, il était, par la grâce, un Christus, c’est-à-dire un Dieu-homme. »
Il est aisé ici de faire le parallèle avec les extraits cités plus hauts, issus des réflexions des juristes des Tudors. La différence réside dans le fait qu’ils débattent dans un langage juridique (ici théologique) et que, dès lors, ils n’y parlent pas de la grâce mais du régime politique anglais. Néanmoins, les juristes anglais et l’Anonyme normand arrivent à la même fiction d’un super-corps uni d’une façon mystérieuse au corps individuel et naturel du roi. Au reste, les similarités entre les deux concepts ne devraient pas nous conduire à minimiser une autre différence physiologique qui subsiste entre le « roi géminée » médiéval et son descendant Tudor à deux corps. C’est d’ailleurs là que va se jouer l’essentiel de l’évolution de la théorie et de sa mise en pratique par la suite.
Mais revenons à ce modèle tel qu’il est décrit dans l’Anonyme normand. Le roi est donc une personne géminée. L’expression ne correspond pas à une métaphore poétique mais à un véritable terme technique qui vient de définitions christologiques convoquées comme telles. Le roi est la personnification parfaite du Christ sur terre. Les théories de l’Anonyme normand ne sont pas centrées ni sur l’office, ni sur des considérations constitutionnelles ou sociales ; elles sont christologiques et christocentriques. En bref, la conception du roi comme persona geminata est ontologique et cette conception est liturgique. Sa vision est plus liée à la liturgie, à l’action sainte, qu’à la distinction de capacités fonctionnelles et de compétences constitutionnelles ou qu’aux concepts de l’office et de la dignité par opposition à l’homme. Si par la suite les idées de l’Anonyme normand ne furent pas forcément reprises, elles sont essentielles dans la mesure où elles constituent une sorte de miroir qui agrandit – et donc déforme légèrement – les idéaux en vogue à l’époque, ce que confirment les nombreux témoignages iconographiques sur lesquels EK fonde aussi sa démarche.
12e-13e: la royauté centrée sur le droit et la justice
Si les réflexions alti-médiévales sont d’une certaine manière noyées dans un langage liturgique et une pensée théologique qui centrent la compréhension du roi sur le modèle christique, la typologie christique qui sert de référence couvre en réalité déjà deux aspects de l’office royal, l’un ontologique et le deuxième fonctionnel, les deux se reflétant dans les titres honorifiques qui glorifient le monarque médiéval : tandis que celui d’« image du Christ » renvoie à l’essence de la personne du roi, celui de « vicaire du Christ » met l’accent sur les fonction légalistes et renvoie à l’action.
Pour comprendre les évolutions théoriques, il faut tenir compte des événements et notamment du choc que représenta la Querelle des Investitures qui oppose la papauté et l’Empire de 1075 à 1122. Si elle aboutit à une victoire temporaire du pouvoir spirituel, la querelle avait mis au jour des prétentions nouvelles de la part des monarques, soucieux de préserver leur champ d’action face aux velléités du pape. Dans ce contexte, EK repère un déplacement : de centrée sur le Christ et donc liturgique, les représentations de la royauté se déplacent vers Dieu le père lui-même, ce qui a pour conséquence d’imposer une conception plus théocratique du gouvernement. Le changement ne fut pas brutal. Surtout, si les aspects ontologiques d’une christomimesis royale, inhérents au concept de la gemina persona, s’étaient affaiblis, fonctionnellement, l’idéal de la duplication gémellaire du Prince était encore vivace.
Ce glissement du liturgique au juridique est perceptible dans le Policraticus de Jean de Salisbury (1159). Auteur qui savait manier aussi bien le droit canon que le droit romain, il entreprit de résoudre ce qui peut paraître comme une contradiction en attribuant à son Prince un pouvoir absolu et une limitation absolue par la loi. Il expose ainsi cette antinomie :
« Que le Prince, bien qu’il ne soit pas lié par les liens de la Loi, est cependant le serviteur de la Loi, tout comme celui de l’Équité ; qu’il est une personne publique et peut verser le sang sans culpabilité. »
Le roi est dégagé de toute responsabilité personnelle quand il verse le sang car ce qu’il fait comme juge, il le fait comme « ministre de l’utilité publique » et pour le bénéfice de la res publica. Il est d’ailleurs censé examiner tous les problèmes sous l’angle de la res publica, et non pas de sa privata voluntas. C’est en cela que son action est limitée par la loi.
L’antithèse qu’établit Jean de Salisbury entre persona publica et privata voluntas semble contenir, implicitement, la distinction entre le Prince comme personne publique et le Prince comme personne privée. Or la dualité ne se place pas à ce niveau chez lui. Il ne s’intéresse pas à la personne privée du roi. La dualité se situe encore dans l’office même : c’est en tant que personne publique que le Prince est à la fois seigneur et serviteur du droit. Néanmoins, il introduit une première extériorisation, jalon essentiel vers la théorie des Deux corps. Car en effet, ce n’est plus le Prince qui gouverne dans son discours, mais la Justice, dont le Prince n’est que l’instrument.
Deux générations après Jean de Salisbury, la pensée juridique prévalait sans aucun doute sur l’esprit de la liturgie. La jurisprudence se trouvait en position de créer sa propre spiritualité séculière. Le règne de Frédéric II (1220-1250), auquel EK consacra par ailleurs une biographie, est central dans cette évolution. Le Liber augustalis, recueil des Constitutions siciliennes publié à Melfi en 1231, révère sans ambiguïté l’empereur comme père et fils de la Justice. S’il reconnaît qu’il est lié par la loi, son successeur Henri II affirme également qu’il a le pouvoir législatif par l’inspiration divine et considère comme certain qu’il incarne, lui, la loi et la justice, une Justice qui se veut immortelle et qui, de ce fait, confère une essence éternelle à sa souveraineté.
S’ils s’inscrivent durablement sur le continent, ces concepts métaphysiques convenaient mal à la situation de l’Angleterre de Bracton (1210-1268). Le penseur anglais était bien plus séculier que les juristes de la cour impériale. De vicaire du Christ (cf. la première étape évoquée plus haute), le monarque devient vicaire du fisc chez lui : la permanence du roi suprapersonnel commence à dépendre de la permanence de la sphère impersonnelle du public à laquelle appartenait le fisc.
Les souverains du 13e siècle avaient en commun d’emprunter les motifs de continuité non plus tellement à l’Église mais à la justice et au droit public, qu’il s’agisse de la iustitia de Frédéric II ou du fiscus de Bracton (1210-1268). L’idée de la royauté liturgique s’effaça graduellement pour laisser place à une nouvelle structure de royauté centrée sur la sphère du droit, qui ne manquait pas de mysticisme. La vieille dichotomie sacerdotum / regnum était remplacée par celle du Roi et du Droit. À l’âge de la jurisprudence, l’État souverain réussit à sacraliser son essence indépendamment de l’Église – bien que parallèlement à elle – et s’appropria l’éternité de l’empire romain, tandis que le roi put devenir « empereur en son royaume » selon la formule du juriste Jean de Blanot (1230-1281). Mais cette sacralisation des institutions et des services de l’État, du roi et du royaume serait restée incomplète si ce nouvel État n’avait pas lui-même été considéré comme équivalent à l’Église sous ses aspects corporels, en tant que corpus mysticum. Et c’est là qu’intervient notre troisième et dernière phase.
13e-16e : la royauté fondée sur la politia et le corpus mysticum
Les échanges et influences réciproques entre Église et État ne sont pas nouveaux, nous l’avons vu. Mais alors que les emprunts concernaient les dignitaires spirituels et séculiers, le centre de gravité se déplace au 13e siècle des personnages régnants aux collectivités gouvernées. Les échanges continuent, donc, mais le champ d’influences mutuelles s’élargit pour toucher la structure et l’interprétation des corps politiques. La notion de corpus mysticum devient alors cruciale.
La doctrine corporative de l’Église romaine comme Corpus Ecclesiae Mysticum a été résumée et posée en dogme en 1302 par le pape Boniface VIII dans la bulle Unam Sanctam :
« Poussé par la foi, nous devons croire en une seule Sainte Eglise catholique et aussi apostolique…, sans laquelle il n’y a ni salut ni rémission des péchés…, qui représente un seul corps mystique, dont la tête est le Christ, et la tête du Christ est Dieu. »
Le texte de la bulle ne fait aucun doute : par elle, Boniface VIII entend réagir à l’indépendance naissante des corps politiques séculiers et, si possible, les dominer. Plutôt enclin à remettre les entités politiques à ce qui lui paraissait être leur véritable place, il accentuait le point de vue hiérarchique selon lequel les corps politiques n’avaient qu’un caractère fonctionnel à l’intérieur du corpus mysticum qu’était l’Église, dont la tête était le Christ, et dont la tête visible était le vicaire du Christ, soit le pontife romain.
Si le concept de l’Église comme corpus Christi remontait à Paul, celui de corpus mysticum n’avait quant à lui aucune tradition biblique. Ce terme apparaît à l’époque carolingienne pour désigner l’hostie consacrée. Pendant des siècles, le terme de corpus mysticum se borne à ce sens, alors que l’Église dans sa totalité (y compris les morts et les hommes à venir) était appelée Corpus Christi, en accord avec la terminologie paulinienne.
Ce n’est que vers le milieu du 12e s. que ces termes changèrent de sens dans le cadre des débats sur la transsubstentiation (controverse du 11e)[1] et en réaction aux thèses de Bérenger de Tours et aux enseignements désignés comme étant hérétiques qui avaient tendance à spiritualiser le sacrement de l’hôtel. L’Église voulait au contraire insister suffisamment fort sur la présence réelle – et non pas mystique, spirituelle – du Christ humain et du Christ divin à la fois dans l’eucharistie. Le pain consacré fut alors appelé, de façon significative, corpus naturale ou corpus verum, ou encore corpus christi, nom qui fut aussi donné à la fête instituée dans l’Église occidentale en 1264. En réaction, le terme de corpus mysticum commença alors à désigner l’Église en tant que corps structuré de la société chrétienne (après 1150).
Ce choix répondait à un autre problème. Après la Querelle des investitures, il était dangereux d’insister trop fortement sur l’aspect institutionnel et corporatif de l’Église qui risquait d’en faire un corps politique parmi d’autres, aux côtés des différents royaumes et de l’empire[2]. L’épithète de mysticum permettait donc de garder un lien avec l’ancienne sphère liturgique et de souligner la spécificité de l’Église comme englobant tous les autres corps (notons d’ailleurs que l’empire réagit à cela en se proclamant « saint Empire[3] »). Les spécialistes du Droit canon commencèrent à faire la distinction entre les Deux Corps du Seigneur : le corpus verum ou personale individuel, sur l’autel, c’est-à-dire l’hostie, d’un côté ; le corpus mysticum collectif, l’Église (Simon de Tournai, vers 1200, Grégoire de Bergame, Guibert de Nogent), de l’autre.
Cette évolution coïncidait justement avec ce moment où les doctrines de la structure organique et corporative de la société avaient commencé à envahir les théories politiques de l’Occident et à façonner la pensée politique médiévale. Jean de Salisbury compare ainsi la chose publique, la res publica, à l’organisme d’un corps humain. Mais l’idée était déjà présente chez saint Paul (I Corinthiens, XII, 14 sq.), reprise par Isaac de Stella (1100-1170) puis Thomas d’Aquin (1224/25-1274).
Un glissement majeur s’opère cependant avec ce dernier. Alors qu’il reprend la distinction entre les Deux corps, chez lui, le corpus naturale ne renvoie plus à l’hostie mais au christ lui-même, le corpus mysticum désignant l’Église instituée comme phénomène social… Le Christ est à la fois corps naturel et tête du corps mystique. Son corps naturel était donc conçu comme un organisme acquérant un rôle social et corporatif : avec sa tête et ses membres, il servait de prototype et d’individualisation à un collectif supra-individuel. Thomas change d’ailleurs l’expression et emploie de plus en plus la locution de corpus Ecclesiae mysticum. Pensée jusque-là simplement comme le corps mystique du Christ, l’Église devient le corps mystique de son propre chef dans un sens presque juridique : une corporation mystique.
Il était tentant d’appliquer ces distinctions aux différents États pour mieux asseoir encore le pouvoir de leurs souverains respectifs. Si elle fut utilisée de manière assez efficace, l’analogie n’était pas sans faille néanmoins : alors que la tête du corps mystique de l’Église était éternelle (le Christ), celle du corps politique (le roi), elle, était mortelle. La doctrine dut s’enrichir, dès lors, pour fonctionner pleinement.
La valeur d’immortalité ou de continuité pouvait être assignée à l’universitas qui ne meurt jamais, à la perpétuité d’un peuple, d’une politia ou d’une patria immortels. La redécouverte d’Aristote au 13e s. permit de résoudre bien des difficultés. L’hylémorphisme[4] à la base de sa pensée permettait en effet d’affirmer la permanence de la forme contre une matière changeante. Dans cette logique, le saint Empire pouvait se présenter comme la continuité de l’empire romain, et donc éternel. En faisant du peuple une universitas, une communauté qui ne meurt jamais[5], les experts juridiques en étaient arrivés au concept d’une perpétuité, à la fois de l’ensemble du corps politique et de ses membres constitutifs pris isolément. Mais le problème n’était pas parfaitement résolu pour autant. La perpétuité de la tête avait une grande importance puisqu’elle était généralement perçue comme la partie responsable et que son absence pouvait rendre le corps incorporé incomplet et/ou incapable d’agir. Par conséquent, la perpétuation de la tête posait une nouvelle série de problèmes et aboutit à de nouvelles fictions. Nous arrivons là aux derniers développements de la doctrine et aux efforts développés pour montrer que « le roi ne meurt jamais ».
Ceux-ci se concentrèrent sur la continuité dynastique. La naissance d’un héritier était selon Bracton un signe de reconnaissance divine de l’idonéité à être roi : « Dieu seul peut faire un héritier ». Le sang royal devint un liquide mystérieux. Les scientifiques médiévaux vinrent au secours des rois à l’instar d’un Pierre Dubois (1255-1321) qui essaya de montrer à l’aide d’arguments astrologiques et climatologiques la prééminence naturelle et physique de la race royale. C’est aussi à cette époque que la généalogie et surtout la capacité à relier la sienne à Charlemagne, le dernier des Carolingiens, devint un argument incontournable des stratégies de légitimation et de glorification des monarques[6]. Parallèlement, la doctrine s’enrichissait d’éléments nouveaux visant à la consolider, la couronne visible, ornant la tête du souverain servant aussi à montrer la couronne invisible qui englobait tous les droits et privilèges royaux indispensables au gouvernement du corps politique, et qui put s’attribuer l’immortalité des communautés (Corona non moritur) grâce à l’analogie des rapports entre représenté et représentant.
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Conclusion : Les Deux corps du roi et la question de la représentation
On le voit bien, au cœur de la doctrine des Deux corps du roi, se niche la question de la représentation. Au gré de l’évolution des rapports de force, l’exigence de représentativité s’était progressivement imposée comme une composante centrale des processus de légitimation médiévaux. Et c’est dans ce rapport complexe et protéiforme entre représentant naturel, visible (le corps naturel du roi, la couronne-ornement, etc.) et représenté immortel, mystique (le corps mystique du roi, la couronne du pays, la communauté, etc.), qu’elle se construisit, façonnant le mode de la représentation-incarnation ou représentation-identité si typique des sociétés médiévales. Reposant sur la création d’une personne juridique rassemblant les représentants et les représentés (la société politique, la communauté), ce mode de représentation proclamait l’identité entre les deux groupes (représentants/représentés) et donc aussi la capacité des seconds à représenter les premiers, sans avoir à les consulter au préalable. Conformément à la logique de la pars pro toto, l’entité globale, trop vaste pour opérer de manière adéquate, était censée agir à travers la partie habilitée à le faire[7].
Aussi, les lectures traditionnelles, qui voyaient en la doctrine des Deux corps du rois la genèse et la démonstration de l’efficacité de l’absolutisme d’un Louis XIV qui pouvait affirmer : « L’État, c’est moi », sont-elles erronées. La doctrine des deux corps du roi est bien plutôt l’histoire de l’abstraction grandissante de l’État et des compétences qui lui incombent et de la théorisation du politique qui passe par la représentation-incarnation en ce qu’elle concilie particulier et général, mortel et immortel, concret et abstrait en un tout qui peut prendre les formes les plus variées. Les réflexions sur la dualité de la personne du roi auront pu aussi bien conduire à un renforcement de la personne du souverain dans les parcours absolutistes qu’à son recul devant d’autres groupes comme la noblesse ou les villes, là où ils parvinrent à s’imposer comme une force avec laquelle le souverain devait coopérer.
[1] Phénomène surnaturel désignant la transformation du pain et du vin en corps et en sang du Christ au moment de l’Eucharistie pour les chrétiens, la transsubstantiation fut érigée en dogme officiel de l’Église lors du quatrième concile de Latran (1215). Soutenue par Ratramne de Corbie, Guillaume d’Occam ou Duns Scot, la consubstantiation, ou présence symbolique et non réelle, fut reprise par les protestants luthériens.
[2] C’est d’ailleurs le sort qui fut le sien, les papes successifs ayant eu à cœur de s’imposer comme des figures souveraines à part entière et ayant entraîné, par leurs expérimentations politiques, la relativisation des modèles traditionnels et partant l’autonomisation du politique.
[3] La première mention de l’épithète sacrum date de 1157.
[4] Aristote considérait que tout être (objet ou individu) était composé de manière indissociable d’une matière et d’une forme, ce qu’il a appelé l’hylémorphisme (de hulè : matière et morphè : forme).
[5] Aux 12e et 13e siècles, les juristes médiévaux tentèrent d’élaborer une forme juridique d’unité qui assurât aux collectivités, aux ensembles humains organisés, la capacité d’agir en justice, d’être titulaires de droits et organisés et d’assumer ainsi ce que nous appelons aujourd’hui la personnalité morale. Ils développèrent la notion de la la persona ficta, abstraite et une, qui figurait l’ensemble et agissait en son nom à la manière d’une véritable personne et faisait que, malgré la disparition de ses membres, l’existence de la communauté n’était jamais remise en cause (Universitas non moritur). Voir Yan Thomas, « L’extrême et l’ordinaire, remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue », dans Marie-Angèle Hermitte et Paolo Napoli (dir.), Les Opérations du droit, Paris, Le Seuil, coll. « Hautes études », 2011, p. 207-237.
[6] Karl Ferdinand Werner, « Die Legitimät der Kapetinger und die Entstehung des Reditus regni Francorum ad stirpem Karoli », Die Welt als Geschichte, 12, 1952, p. 203-225.
[7] Hasso Hofmann, Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins 19. Jahrhundert, Berlin 2003 [1974], p. 214-219.