David Graeber, The Democracy Project. A History. A Crisis. A movement, 2014.
Anthropologue américain, David Graeber est professeur à la London University et l’un des initiateurs d’Occupy Wall Street. Il s’est fait remarquer à la fois sur la scène scientifique et sur la scène politique avec son Histoire de la dette (2011). Ici, c’est au concept et à l’histoire de l’idée démocratique qu’il s’intéresse, croisant enquête scientifique et action militante, à travers sa propre expérience au sein d’Occupy, mais aussi ses contacts avec d’autres mouvements altermondialistes, pour explorer les liens entre anarchisme et démocratie à la lumière d’une distinction entre conceptions dominantes, et normatives, de la démocratie et pratiques concrètes.
Le but de Graeber n’étant pas de s’en tenir à l’argumentation académique ni à l’histoire d’un mouvement, mais d’envisager en profondeur les possibilités de la démocratie en Amérique et ailleurs, et de contribuer à l’ouverture de l’imagination politique, en ce qu’elle est indispensable au passage à l’action (p. xv).
Sa démonstration se déploie autour de deux idées maîtresses. D’un côté, celle que tout est fait dans la vie de l’individu pour appauvrir son imagination et faire en sorte qu’il se résigne à son sort pour assurer la reproduction de l’ordre social (I). De l’autre, celle que l’Occident n’a pas le monopole de la démocratie contrairement à ce que prétend le discours dominant (II).
I. Pour étayer la première, Graeber pointe avec pertinence l’importance des facteurs psychologiques dans l’action politique. Notre culture politique, la vie quotidienne, tout est fait pour intimer le sentiment que toute action spontanée est impossible et pour appauvrir notre imagination. Cela transparaît dans le fait que, à son commencement, tout mouvement révolutionnaire est d’abord un moment de surprise, non seulement pour ses spectateurs, mais aussi pour ses acteurs, jusqu’aux plus engagés dans son organisation. D’ailleurs, quand un tel mouvement éclate, le pouvoir fait tout son possible pour le présenter comme une anomalie et un danger (p. 5).
On le voit, Graeber accorde avec pertinence une attention toute particulière aux changements structurels qui ont pour effet de réduire le champ de l’imagination en affectant la subjectivité de l’individu – même s’il n’emploie pas explicitement ce terme.
L’endettement par les études illustre ce travail de sape. Encore isolé dans les années 1990 (moins de la moitié des diplômés en 1993 et à des niveaux moindres), l’endettement lourd est devenu la norme en vingt ans, affectant plus de 2/3 aujourd’hui des diplômés, c’est-à-dire la totalité des classes moyennes, les plus pauvres n’ayant même pas la possibilité d’étudier.
Alors que les études constituaient un moyen d’émancipation et d’ascension sociale, elles ne sont plus qu’une étape nécessaire pour avoir un emploi qui permettra au mieux la préservation du niveau social d’origine et le remboursement de la dette occasionnée. La génération née dans les années 1970 est ainsi la première à vivre dans des conditions moins bonnes que celles des parents avec, au même âge, un moins bon salaire, plus de dettes et un risque plus important de se retrouver au chômage ou en prison.
Auparavant fenêtre d’espoir de changement, les études étaient aussi ce moment de mise à l’écart du monde avec ses contraintes et de véritable liberté dans la vie de l’individu, un temps non seulement de quête de la vérité, de la beauté, de la compréhension et de la connaissance, mais encore d’expérimentation d’autres possibilités de vie et d’existence. Aujourd’hui, tout cela est subordonné à la loi du marché. Avant, les universités soutenaient l’idée que le but de la richesse était de permettre d’accroître la connaissance et la compréhension du monde, aujourd’hui, la logique s’est inversée, l’unique justification de la connaissance étant d’accroître la richesse. Et ceux qui ont refusé de considérer l’université comme un investissement calculé en s’intéressant à des disciplines non rentables l’ont fait à leurs propres dépens – parfois sans le savoir.
À lire Graeber, on se rend compte que tout est fait pour étrécir l’horizon des individus. Les médias y participent tout autant. Là encore, contrairement aux clichés, leur rôle n’est pas de prescrire aux Américains ce qu’ils doivent penser mais de convaincre un public en colère et aliéné que leurs voisins ne pensent pas comme eux et que les aspirations au changement sont trop isolées pour les prendre au sérieux. Ce mécanisme de découragement se retrouve très vivement lors des scrutins électoraux où le diktat du vote utile conditionne le choix des électeurs, les partis profitant cyniquement de la situation[1]. Pourtant, si tous votaient vraiment pour le candidat de leur choix, le camp du changement obtiendrait peut-être la majorité ! (p. 100). La référence à l’austérité brandie partout sur le globe pour justifier les coupes dans les politiques sociales va naturellement dans le même sens (p. 132).
II. La conviction que le système qui est le nôtre est certes imparfait mais le meilleur, le seul capable de réaliser l’idée démocratique, participe grandement de cette résignation généralisée. Or l’Occident n’a pas le monopole de l’idée démocratique, nous dit Graeber. Il ne la réalise même pas. Le système politique américain est corrompu : les campagnes sont financées à 80 % par 0,5 % de la population, soit les plus riches, qui influencent en leur faveur les résultats. Mais plus encore que la corruption généralisée des États-Unis, c’est l’absence de critique, en particulier de la part des intellectuels, qui est dérangeante (p. 115).
C’est un fait : la recherche n’a jamais été neutre, financée par des agences gouvernementales ou par de riches philanthropes qui ont une représentation très clair de ce qui doit être démontré. Mais la situation s’est aggravée avec la multiplication des think tanks dans les années 1970, en particulier dans les disciplines qui touchent à l’organisation politique comme l’économie. À partir des années 1980, plus aucun politicien ne se cache pour dire que l’économie ne sert pas à définir la meilleure politique, mais à donner des justifications scientifiques à la politique décidée en amont. D’ailleurs, malgré sa polarisation droite – gauche, les politiciens américains proviennent tous des « un pourcent » de la population, les républicains étant plus représentés dans le secteur de l’armée, tandis que les démocrates grossissent les rangs d’avocats, de médecins ou d’universitaires dans un partage des tâches qui ne doit pas nous tromper. C’est de cette classe que provient l’argent des partis, indispensable dans la mesure où les partis ne font rien d’autre que de dépenser. L’argent est transformé en pouvoir et le pouvoir permet d’avoir plus d’argent (p. 122), si bien que l’argent et le pouvoir semblent être les seules choses qui existent, et finissent par être identiques (p. 118-119) avec une implacabilité qui masque les contingences qui ont permis à une telle situation d’advenir.
« Church of the Liberals », le monde universitaire est le reflet inquiétant de cette nouvelle réalité, en particulier avec Foucault dont le succès est planétaire et qui montre que les formes de la connaissance institutionnelle (médecine, psychologie, science politique, etc.) sont toujours des formes de pouvoir qui à terme créent, façonnent, les réalités qu’elles prétendent simplement décrire. Dominé depuis les années 1990 par l’idée que la réalité est tout ce qui parvient à convaincre autrui de son existence[2], le monde universitaire vit dans le déni des véritables enjeux de la domination, à l’instar des « un pourcent » auxquels il s’identifie même s’ils n’en font pas réellement parti[3] (p. 121).
Cette convergence d’intérêts explique selon l’auteur le succès du populisme et de l’antiintellectualisme. Non seulement les politiciens et les universitaires appartiennent tous au même milieu (que ce soit réel ou par identification) et se soutiennent les uns les autres, mais encore, ils sont les seuls qui peuvent se soustraire à la loi de la rentabilité. Présentés comme un bien universel destiné à tous, les droits de l’homme et la culture sont paradoxalement un luxe auquel seuls les « un pour cent » peuvent se consacrer, un enfant de plombier ayant plus de chance de devenir CEO d’une grosse entreprise qu’avocat. De manière hypocrite, ce monopole des « un pour cent » sur le désintéressement repose sur un dévouement de classe où l’argent est le critère déterminant.
Malgré ce que les politiciens et les chercheurs veulent bien dire, le fonctionnement de l’État est non démocratique, c’est pourquoi les anarchistes refusent de participer au jeu politique (p. 153). Les détracteurs de l’anarchisme soutiennent que le mouvement est contraire à la démocratie, l’associant abusivement aux débordements de violence. En réalité, c’est la démocratie qui est absente des projets politiques qui caractérisent nos républiques. Le mot démocratie est absent de la déclaration d’indépendance des États-Unis (p. 155). Contrairement à ce que l’on pense aujourd’hui, république et démocratie ne sont pas des termes équivalents. Au moment de la création du nouvel État américain, c’est le système anglais du 18e siècle – monarchique et aristocratique – qui sert de modèle. Le système américain est la combinaison de trois régimes : la monarchie avec le président, l’aristocratie avec le sénat et la démocratie avec le congrès (p. 158).
Le mode de désignation choisi est l’élection. Aujourd’hui, celui-ci est considéré comme le symbole de l’idéal démocratique par excellence, or il n’en a pas toujours été ainsi[4]. Selon Aristote, l’élection était la quintessence des régimes aristocratiques[5]. Les électeurs choisissent parmi des hommes censés être plus compétents, la compétence s’exprimant à travers un plus grand pouvoir et une plus grande richesse.
Graeber nous entraîne alors dans une entreprise de déconstruction afin de comprendre comment le lien entre démocratie et république a fini par devenir l’évidence que nous connaissons. Aux 18e et 19e, le mot démocratie a une connotation négative et est employé en Europe et aux USA pour qualifier violences et débordements afin de disqualifier les mouvements (ouvriers) qui s’en réclament, ouvriers qui faisaient montre d’une capacité de raisonnement et d’argumentation bien plus effrayante que les prétendues violences qui leur étaient attribuées. C’est dans les années 1830-50 que des politiciens commencèrent à se présenter eux-mêmes comme démocrates, donnant une connotation positive au terme, l’idée étant de capter les voix du petit peuple dans une démarche populiste de plus en plus indispensable pour s’imposer face aux concurrents[6].
Alors, donc, le mot démocratie commence à désigner le système électoral des républiques où les masses étaient autorisées à voter. En l’espace d’une décennie, il fut vidé de son sens (p. 170). Pour couronner le tout, l’idée démocratique devint l’apanage du monde occidental selon le grand récit qui situe sa naissance en Grèce (p. 183), au sortir de la Première Guerre mondiale, Graeber attaquant ici l’inconsistance des notions de « civilisation » ou de « culture » occidentale développées par Samuel P. Huntington[7].
En réalité, l’idée démocratique est aussi ancienne et universelle que l’humanité comme le montrent les communautés des frontières à Madagascar ou dans l’Islande médiévale, les bateaux de pirates, les communautés de commerçants de l’Océan Indien ou encore les institutions fédérales iroquoises qui pourraient bien avoir eu une influence sur la Constitution des États-Unis (p. 174).
Selon Graeber, l’insistance sur le lien déterminant entre le vote majoritaire et la démocratie servirait surtout à invalider l’activité de toutes les assemblées qui ne fonctionnaient pas sur ce mode. Or la démocratie ne se définit pas par le vote majoritaire mais par le processus de délibération collective ainsi que par la participation pleine et égalitaire (p. 186).
Graber revient alors aux aspects psychologiques. Selon lui, le féminisme a un grand rôle à jouer dans la démocratie dans la mesure où les femmes sont généralement écartées des structures du pouvoir et donc plus à même de mettre à l’œuvre l’idée démocratique. En anarchiste, Graeber soutient que c’est le pouvoir qui pervertit tout, la coercition des uns par les autres entretenant l’infantilisation des individus et donc leur incapacité à réaliser l’idée démocratique (p. 207).
Le consensus se distingue du vote en tant que processus, l’objectif étant de transformer la proposition jusqu’à obtention de l’accord majoritaire – et donc la satisfaction unanime, ce que le vote ne peut obtenir. Les structures étatiques n’ont pas intérêt à ce qu’un véritable régime démocratique s’installe. Celles-ci sont nécessairement violentes et n’hésitent pas à le montrer quand leur ordre est menacé. Si la démocratie a aujourd’hui un avenir, c’est en dehors des frontières de l’État. Paradoxalement, en s’opposant à ces structures, le mouvement de mai 68 a en réalité contribuer à miner les logiques de solidarité à la base de l’anarchisme et de l’idéal démocratique en prônant l’individualisme, profitant à la droite (p. 276).
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Graeber est dans l’ensemble convaincant à plus d’un titre. Pourtant, nous avons relevé quelques faiblesses, comme la naïveté du postulat du caractère naturellement bon de l’homme qui sous-tend sa réflexion. Selon lui, c’est l’organisation sociale et les jeux de domination qui le pervertissent. Il est un peu hâtif de penser qu’il suffirait de respecter les hommes pour que ceux-ci se comportent en adultes responsables et que triomphe la démocratie. Graeber ignore manifestement la force de l’envie de nuire et de la « haine de la démocratie », mise en exergue par Jacques Rancière, qui se désintéresse de la mécanique des institutions et est fascinée par « l’énergie de la guerre »[8].
Par ailleurs sa typologie des mouvements sociaux verse un peu trop dans le téléologique et dans l’hypostasie – impropre – d’une vision du monde, la sienne. Alors que le mouvement arabe consisterait en un mouvement incluant un nombre varié de personnes allant des marxistes aux conservateurs réunies pour le respect des droits de l’homme et les élections libres, et que les Grecs ou les Espagnols dénonceraient certaines formes particulières de corruption, la situation américaine se distinguerait par le fait que les Américains mobilisés n’auraient personne à combattre concrètement, s’attaquant à la forme du système économique. Il ressortit de cette analyse l’idée que la société américaine serait à un stade plus « avancé » de développement où les rapports de domination ne souffriraient plus aucune forme de médiatisation. Or le mouvement rassemble aussi des profils très variés, tous n’ayant sans doute pas pour objectif la fin de l’État et du capitalisme, mais juste une amélioration de leur mode de vie.
Prise dans des enjeux militants, l’analyse de Graeber verse régulièrement dans le manichéisme, opposant de manière radicale démocratie à construire et modèle républicain d’aujourd’hui à proscrire. Si l’on peut encore accepter son refus de se justifier sur la faisabilité du système qu’il propose du fait d’un mode d’action empirique réagissant en fonction des changements quand ils se produisent, son refus de penser la question de sa capacité à répondre aux aspirations et aux besoins de tous dérange davantage.
Appel à l’action politique, ce livre n’en est pas moins un vrai bol d’air. Les mouvements révolutionnaires résultent toujours d’une rencontre d’intérêts entre les enfants des classes favorisées qui rejettent les valeurs de leur parents et ceux des classes populaires qui découvrent que, pour accéder à la bourgeoisie, il ne suffit pas d’avoir reçu une éducation bourgeoise (p. 70-73). Et tous les ingrédients sont là pour un mouvement social réussi selon Graeber qui a le talent de communiquer son enthousiasme dans ce petit livre extrêmement stimulant.
[1] Graeber cite un discours de B. Obama : “We are not going to fight for you, but then, why should we? It’s not really in our interest when we know you have no choice but to vote for us anyway.”
[2] Graeber renvoie ici à la théorie de l’acteur-réseau de Michel Callon, aussi appelée sociologie de la traduction et représentée en France par Bruno Latour.
[3] Ces processus sont peu analysés dans la mesure où le monde académique aime à se penser neutre, déconnecté par rapport à la société et imperméable aux rapports sociaux. Or cette conviction correspond plus à une stratégie (inconsciente) de la petite bourgeoisie des intellectuels d’imposer son ethos comme dominant. Quand ils ont commencé à s’intéresser à la grande bourgeoisie/noblesse, les Pinçon-Charlot ont fait eux-mêmes l’expérience de l’intimidation face à leurs illustres interviewés. Alors qu’ils se pensaient extérieurs au monde social dans leur travail de sociologue, en tant qu’observateurs dans leur travail scientifiques, ils se sont trouvés pris à leur piège et ont réalisé que cette l’assurance provenait en réalité de leur position dominante sur le plan social par rapport à leurs interviewés habituels qui venaient de classes inférieures et/ou de niveau égal. Ce qu’ils n’ont pu comprendre qu’en se retrouvant à leur tour dans une position dominée.
https://www.federationsolidarite.org/publications-fnars/f-le-magazine-de-la-fnars/entretiens/5794-interview-de-michel-pincon-et-monique-pincon-charlot?fbclid=IwAR1xbcVTR3u8V_X2ex1S85M5nGWFPreYKF_eJCpsLVvBxb5xihDIoYvKABk
[4] Samuel Hayat, « La République, la rue et l’urne », Pouvoirs 116/1 2006, p. 31-44.
[5] Aristote, Politique IV 1300b4-5.
[6] L’analyse illustre bien comment forme et contenu sont intrinsèquement liés, la forme de concurrence qui préside entre les partis, pourtant née des tractations du moment, et donc de contingences, façonnant la représentation que l’on se fait du régime démocratique, et le régime lui-même, pour marquer durablement son fonctionnement.
[7] Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996.
[8] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, 2005, p. 10.