Roman national ou Roman familial ?

Durant la campagne des présidentielles françaises de 2017, l’importance d’étudier l’histoire de France avec un grand H fut amplement remise à l’honneur. Au cœur du débat, la parution de l’Histoire mondiale de la France[1], travail collectif chaperonné par Patrick Boucheron. Prétendant décentrer l’histoire de France en la replaçant dans l’échelle mondiale et proposer une chronologie alternative, l’ouvrage avait fait sortir de ses gonds nos intellectuels les plus ringards, de Pierre Nora[2] à Alain Finkielkraut[3], ce dernier accusant les auteurs d’être les « fossoyeurs du grand héritage français ». Pourtant, on peut s’interroger sur le succès de ladite histoire mondiale par rapport aux ambitions affichées ! En sélectionnant ses contributeurs parmi les seuls chercheurs français, voire parisiens, et en proposant une chronologie alternative pensée par rapport à l’originale et donc dictée par elle, elle peine à désaliéner et déréifier l’histoire de France, ce que confirme le débat dans lequel elle s’est trouvée enlisée … un débat franco-français. Mais c’est une autre discussion.

Capture d’écran 2019-05-30 à 10.23.44.png

Ce qui surprend ici, c’est que ledit Pierre Nora est également le premier à avoir diffusé le concept de « roman national » afin de caractériser (et critiquer) le récit patriotique conçu par les historiens du XIXe siècle, utilisant pour la première fois l’expression dans la conclusion du dernier volume des Lieux de mémoire[4], cette vaste entreprise de publication dont on se demande si, finalement, son intention n’était pas de s’inscrire dans la continuité dudit roman.

Il est en revanche plus aisé de saisir le sens de l’expression et l’injonction pressante qu’elle exprime chez ceux qui en défendent aujourd’hui, ouvertement ou non, l’application : un usage du passé ostensiblement tourné vers le renforcement d’une identité nationale, à travers un récit continuiste et sélectif de faits historiques positifs qui permettrait à chaque Français de trouver dans ses présumés ancêtres autant de modèles idéalisés, en une affiliation fictive qui, lui indiquant ce qu’il a été, lui prescrirait ce qu’il devra être. Souvent défendue, parfois combattue, sans cesse débattue, l’idée de « roman national » occupe dans tous les cas une telle place dans les discussions politiques que l’on ne pense plus guère à revenir sur les implications psychanalytiques de son usage. L’opération s’avère pourtant fructueuse.

Si rien n’indique une référence explicite au « roman familial[5] » freudien dans la diffusion de l’expression de « roman national », les similitudes dans les termes ainsi que dans les ressorts et la fonction de ces deux constructions narratives sont troublantes. C’est en démêlant le long processus de distanciation qui s’opère entre l’enfant et les parents, processus indispensable non seulement à l’évolution de l’individu mais au « progrès » de la société, que Freud recourt à la métaphore de « roman familial des névrosés » pour souligner – et expliciter – l’incapacité de certains adultes (névrosés) à franchir cette étape séparatrice.

Partant de la prise de conscience par le jeune enfant de l’imperfection de ses parents au contact des autres, le « roman familial » est ce rêve fait les yeux ouverts de leur remplacement par des figures plus « prestigieuses » à travers des scenarii d’enfant adopté ou d’un autre lit. Il s’enrichit à l’adolescence par la saisie de la différenciation sexuelle et de l’incertitude qu’incarne le père dans le couple (il peut ne pas être le « vrai »). Cette prise de distance avec la représentation idéalisée des parents est source de culpabilité. Aussi, l’impression de trahison et d’ingratitude qui l’accompagne ne fait-elle en réalité qu’entretenir l’illusion de la saine émancipation du sujet : de fait, les rêveries visant à corriger l’existence telle qu’elle est consistent bien plutôt en l’effort inconscient de ressusciter l’image surestimée des parents de la petite enfance. Les personnages substitués au vrai père, parés de caractéristiques propres à ce dernier, ne servent qu’à mieux le magnifier, tandis que les infidélités prêtées à la mère la nimbe d’un mystérieux pouvoir de séduction, si bien que, à travers ces fantasmes, c’est la surestimation primitive qui reprend finalement ses droits. En principe, cette construction s’effrite d’elle-même quand le processus de séparation s’est déroulé avec succès. Sa survivance serait alors le symptôme de l’incapacité du sujet à accepter ses parents avec leurs défauts, reflet de son incapacité à s’accepter soi-même avec ses propres imperfections, elle-même à mettre en lien avec son incapacité d’exister en dehors du regard des mêmes parents.

L’un des ressorts majeurs du « roman familial » est le sentiment d’être évincé, nous dit Freud, que ce soit par l’un ou l’autre parent qui ferme l’accès au couple ou par les membres de la fratrie avec lesquels il faut partager l’attention et l’amour des parents. Parallèlement, dans une sorte de mouvement compensatoire, la culpabilité de ne pas aimer assez ses parents, née du désir fou de les remplacer et de leur prêter des comportements immoraux, cristallise le retour à la surestimation initiale jamais vraiment dépassée. Des craintes du même ordre se tapissent derrière les prises de position des promoteurs du « roman – ou récit[6] – national ». Le déclin du pays et l’effritement identitaire sont brandis comme des menaces sérieuses dans le contexte actuel de perte des repères traditionnels, et ceux qui se montrent réticents aux appels à la mobilisation du passé sont accusés d’avoir « honte » de leur histoire et de « ne pas aimer » la France.

Le plus souvent identifié dans le discours d’une droite réactionnaire et nostalgique, le recours au « roman national » est cependant employé bien au-delà de ce seul courant politique. Emmanuel Macron clame ainsi son « envie d’embrasser le passé de [son] pays dans ce qu’il a de plus exaltant, de sensuel, et qui fait [sa] fierté[7] », tandis que Jean-Luc Mélenchon cherche volontiers à s’inscrire dans la projection d’un passé glorieux de la nation, portée par quelques figures idéalisées et consensuelles.

C’est durant le dernier tiers du XIXe siècle, dans le contexte d’affirmation d’une République encore empêtrée dans les affres de l’Ordre moral et réellement menacée par la restauration monarchique que l’investissement de l’histoire, la mise en exergue de temps forts fédérateurs et républicains, débouchèrent sur le développement du « roman national ». À l’instar du parent surestimé du roman freudien qui hante l’adulte névrosé pétri de culpabilité et de honte, la République aimée – dont on redoute la déception et le désamour – plane sur les prises de position qui émaillent l’espace public. Ainsi, la méfiance envers une certaine économie mémorielle est-elle inéluctablement taxée de tiédeur à l’encontre de l’idée républicaine aussi bien à droite qu’à gauche, avec pour corollaire la production d’un nouveau clivage qui brouille les grilles de lecture traditionnelles, celui qui distingue les historiens de profession pour lesquels il est aujourd’hui inconcevable, quelle que soit leur obédience politique, d’alimenter une histoire mystifiée, des acteurs du monde politique et médiatique (et plus généralement de l’opinion) moins embarrassés par les marqueurs et associations simplificateurs.

Ironie de l’histoire, mais aussi véritable mise en abîme « romanesque », après avoir décrié le récit unitaire traditionnel, c’est pour mieux révérer la « centralité lavissienne » que Pierre Nora s’exprime aujourd’hui, illustrant par son parcours le malaise d’une société « névrosée » qui ne serait pas parvenue à se défaire des mythes fondateurs de son passé et à surmonter son refoulement (ou déni) des pages plus sombres qui le composent. Or il est grand temps de dépasser le contexte obsolète de la fondation de la République pour « repolitiser » sur des bases claires et pertinentes le débat et exhumer les enjeux idéologiques qu’il recèle. Derrière les appels à une histoire recentrée sur la chronologie et les faits politiques, insensible aux phénomènes sociaux et aux lents mouvements d’évolution structurelle, c’est bien un projet de société délétère et conservateur qui se profile. Une histoire et une société l’une à l’image de l’autre, engoncées dans des frontières nécessairement étriquées, ici nationales.

Mais ceci est vrai de toute édification moralisatrice d’un passé « romancé », qu’il soit « européen », « multiculturel » ou encore « internationaliste » : le résultat serait au fond identique, en transférant à une autre échelle les mêmes écueils et en répétant les mêmes entraves à la démarche de l’historien. Une démarche qui ne saurait consister en la production d’une vision normative du passé et en l’instauration d’un lien généalogique entre les hommes d’aujourd’hui et ceux d’hier, mais doit s’employer à comprendre les sociétés du passé à travers leurs propres catégories, leur système de valeurs, les problèmes qui les affectent et les choix qui les caractérisent.

 

 

*Article originellement publié avec Solal Abélès sous le titre : Le roman national, entre névrose collective et mystification, Forum für Gesellschaft, Politik und Kultur, 373, 2017, p. 47-49. Je n’ai conservé ici que les paragraphes (et la réflexion) dont je suis l’auteure et réécrit l’introduction et la conclusion d’origine.

[1] Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, 2017.

[2] Voir sa tribune dans L’Obs, n° 2734, 30/03/2017, p. 68-69, et la réponse des coordinateurs du livre dans le numéro suivant, p. 73.

[3] http://www.lefigaro.fr/vox/histoire/2017/01/25/31005-20170125ARTFIG00282-la-charge-d-alain-finkielkraut-contre-les-fossoyeurs-du-grand-heritage-francais.php

[4] Pierre Nora cite le livre de Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français : l’antiracisme et le roman national, 1993 : Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III, Les France, vol. 3, 1992, p. 1008.

[5] Sigmund Freud, « Der Familienroman der Neurotiker », dans : Otto Rank, Der Mythos von der Geburt des Helden, 1909, p. 64-68.

[6] Conscient de la charge négative associée à l’expression de « roman national », François Fillon lui préfère celui de récit. Dans les faits, le « récit national » qu’il revendique est parfaitement identique au « roman » dont il prétend s’éloigner.

[7] La Fabrique de l’histoire, France inter, interview du 9/3/2017.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s