Après le capitalisme …

Pierre Madelin, Après le capitalisme. Essai d’écologie politique, Écosociété, Québec, 2017.

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Pierre Madelin nous entraîne avec ce court essai dans une réflexion philosophique stimulante sur la fin du capitalisme. Pessimiste (qui ne le serait pas …), il soutient que nous vivons la pire crise que l’homo sapiens ait jamais connue, une crise qui est clairement celle de l’humanité et de la civilisation.

Loin de l’angélisme prétendant qu’il suffirait de respecter la nature et de remettre l’humain à sa juste place pour enrayer la destruction de la nature, c’est à une « révolution paradigmatique », à la redéfinition de l’humanité dans un sens moins restrictif, qu’il nous appelle. Selon lui, la solution ne doit pas se limiter à un réajustement de notre emprise sur la nature, mais doit consister en un abandon radical de notre posture anthropocentriste et du modèle capitaliste.

Ne prétendant pas apporter de solution concrète, Madelin propose d’examiner les « possibilités révolutionnaires » qui s’offrent à nous. Sortie de la crise écologique et sortie du capitalisme sont selon lui synonymes. En apparence convaincante, l’assertion est en réalité fallacieuse : le capitalisme a un effet avéré sur l’écologie et celle-ci ne se portera que mieux sans le capitalisme ; il est néanmoins impropre d’affirmer l’identité entre les deux sorties qui renvoient à des mécanismes différents. Mais justement, la tendance à la formule performative percutante au détriment d’une argumentation précise est un des travers de ce livre.

Madelin n’en demeure pas moins pertinent quand il nous met en garde contre les fausses alternatives au capitalisme, contre la difficulté à ne pas reproduire inconsciemment la même posture à l’égard de la nature, ou encore contre la croyance infondée en un lien inextricable entre émancipation, liberté et exploitation de la nature. « Non seulement l’autonomie n’est pas la fille du progrès, nous dit-il, mais il semble au contraire que chaque progrès dans la possession de la nature s’accompagne d’une avancée proportionnelle dans la dépossession de la capacité des individus et des communautés à assurer eux-mêmes leur reproduction matérielle et symbolique » (p. 19).

Madelin inventorie alors les contradictions inhérentes au capitalisme (diminution de la production de valeur, limite écologique) pour en privilégier une en particulier : la contradiction anthropologique. Le capitalisme détruit les ressources anthropologiques dont il est pourtant tributaire. Il ne peut se reproduire que si la société dans laquelle il évolue se reproduit également, mais aucune société ne pourrait se reproduire si ses membres obéissaient exclusivement aux normes de comportement du capitalisme.

Madelin avance qu’une société où les liens entre individus seraient gouvernés par les seuls utilitarisme et intérêt serait vouée à sa perte, concluant que c’est le maintien d’une vie sociale « normale », et donc contraire aux préceptes du capitalisme, qui en a permis la survie. Le capitalisme ne pouvant servir que si des formes de subjectivité et de rapports sociaux « pré- ou acapitalistes » sont entretenues, selon lui. Le raisonnement est une fois de plus hâtif. Historiquement, le capitalisme s’est développé en même temps que l’individu et la subjectivité, ce qui remet en cause le lien d’exclusion entre les deux qu’il établit sans le justifier. Contrairement à ce qu’il écrit, le capitalisme n’est pas un produit exogène qui se serait « greffé » à la société ; il n’est pas un organisme qui se serait développé de manière autonome et naturelle. Il est bien plutôt le produit de cette société, de choix réalisés par ses membres, et c’est cette relation, qui a une histoire, qu’il importe d’interroger.

L’auteur rappelle ensuite avec pertinence que le capitalisme n’est pas un phénomène économique, mais un phénomène social total qui domine non seulement le travail, mais aussi nos besoins, nos désirs, l’image que nous avons de nous-mêmes. Mais selon lui, le capitalisme est un mal systémique, structurel, dont les causes sont invisibles, sans auteurs identifiables, et qui affecte indifféremment tous les individus, qualifiés de victimes. En deux lignes, il invalide le concept de luttes des classes ainsi que la plus récente lecture « culturaliste » de la domination capitaliste qui insiste sur le nouvel agencement de l’exploitation, la classe ouvrière ayant selon elle été remplacée par le Tiers-Monde, pour conclure : « La domination capitaliste n’est donc pas nécessairement ou exclusivement la domination d’une ‘classe’ ou d’une ‘culture’ spécifique. » En effet, aucun groupe d’individus ni culture n’étaient prédestinés à devenir les dominants du capitalisme. Pour la simple raison que ces groupes d’individus et ces cultures n’existent pas en soi et pour soi mais sont le produit d’agencements et de rapports de domination (et de dépendance) qui n’ont rien à voir avec des déterminations d’essence ou de nature.

Madelin rappelle alors avec justesse que le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle (Walter Benjamin) et que ce à quoi nous assistons n’est que l’entrée dans une nouvelle phase, non re-distributive, de ce mode d’organisation, qui se traduit par la fin de l’État moderne démocratique. Il est moins convaincant quand il soutient que le capitalisme est un mal dont tous sont victimes et qu’une prise de conscience globale suffirait pour que tous aspirent à lutter contre lui, entretenant le mythe de l’homme naturellement bon que la culture et le savoir suffiraient à corriger et induisant de ce fait un regard moralisateur sur la situation.

Madelin développe alors son argument principal :  la transition écologique/énergétique seule ne suffit pas, « elle doit s’accompagner d’une transition politique sinon elle ne fera qu’exacerber les inégalités et les formes de domination existantes. L’écologie politique et le combat contre les nuisances de la société industrielle seront vains s’ils ne se conjuguent pas avec une exigence de justice et d’égalité » (p. 54).

Selon lui, « L’État moderne est la forme, le pendant du capitalisme » (p. 87). Reprenant la thèse d’André Gorze, il signale que l’État providence n’est pas apparu pour atténuer les effets nocifs du capitalisme mais au contraire pour lui permettre de prospérer tranquillement, ce qui illustre la contradiction anthropologique évoquée plus haut.

« Il n’y aura pas de sortie du capitalisme sans sortie du régime représentatif, car c’est fondamentalement au nom des exigences du premier que le second s’est imposé » (p. 92). L’idée en soi semble pouvoir convaincre. Elle aurait néanmoins mérité une analyse, notamment historique, plus approfondie, à l’instar de celle que David Graeber propose dans The Democracy Project, au demeurant non cité dans cet essai. Rétif à l’idéalisation de l’humanité d’avant l’État, Madelin n’en idéalise pas pour autant ce dernier, bien au contraire, et critique de manière très juste la conception apolitique et admise qui soutient que l’État ne serait pas une instance de pouvoir mais une organisation axiologiquement neutre se réduisant à la gestion de la coexistence pacifique des libertés. Hélas, l’assertion n’est pas étayée. En outre, comme dans sa critique du capitalisme, le pouvoir est désigné en général de manière imprécise comme le mal à combattre, un mal dont tous les hommes seraient les victimes indifférenciées.

Entre, d’un côté, la gestion étatique de la sortie du capitalisme et le risque de déboucher sur un éco-techno-fascisme, et de l’autre, l’option révolutionnaire et le danger qu’elle représente pour la démocratie, c’est la « stratégie des brèches » (John Holloway), le développement « par l’extérieur » d’alternatives au capitalisme, que Madelin préconise. Admiratif de l’idéal libertaire des communautés utopiques (phalanstères fouriéristes, zapatistes, Zad, etc.), il met en garde contre le danger de l’isolement dont le corollaire serait de négliger l’affrontement avec le capitalisme sur son propre terrain. Concrètement, il appelle à « créer une contre-société écosocialiste au sein même du monde dominé par le capitalisme », en associant à la décentralisation et à la relocalisation de l’économie celles de la pratique politique et en articulant des « formes de démocratie participative directe et de démocratie semi-directe et représentative » (p. 106). Selon lui, cette organisation doit reposer sur les communautés paysannes dont la souveraineté alimentaire est la clé de l’autonomie politique.

 

Érudit, Madelin articule avec habileté les différentes approches convoquées sur la situation climatique et énergétique, la démographie et notre rapport aux animaux, capable d’en faire ressortir l’intérêt pour sa démarche comme les limites. Il a surtout le mérite d’insister sur le fait que l’écologie est d’abord une affaire de pouvoir et est indissociable du traitement du capitalisme, défini comme « l’ennemi à abattre ». Cependant, riche en formules incisives et iconoclastes, sa démarche pèche par une argumentation faible qui laisse le lecteur sur sa faim. Plus problématique, Madelin semble passer à côté des véritables enjeux en se contentant de voir le capitalisme et le pouvoir comme des maux globaux dont personne ne serait responsable et tous des victimes. Dans l’absolu, nous sommes effectivement tous pris dans les rouages du capitalisme, participant tous indéniablement à sa reproduction, et nous devrions tous pâtir de la situation écologique ; dans les faits, le système dont nous avons hérité n’est pas le résultat d’une évolution inéluctable, mais le produit de choix concrets qui s’enracinent dans des rapports tout aussi concrets de domination qui méritent d’être analysés finement en vue d’une action politique efficace, quand bien même cela paraîtrait contre-productif face à l’urgence écologiste et à la nécessité du consensus.

2 réflexions sur “Après le capitalisme …

  1. matteo8448

    Texte très intéressant ; y a toutefois un truc que je n’ai pas compris. Comment l’auteur peut-il soutenir que le capitalisme ne fait que des victimes (et n’aurait donc pas vraiment d’ »instigateur ») tout en précisant que c’est un produit de la société, sous-entendu des individus qui la composent ? Peut-être réfléchit-il avec des grosses catégories réifiées comme la « société », le « capitalisme », qui seraient comme des monstres vivants en dehors des pratiques et pensées humaines ?
    En tous cas on ne peut que être d’accord avec lui sur la nécessité de « tuer » la bête capitaliste tout en faisant descendre l’être humain de son piédestal.

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  2. En effet, a priori je suis d’accord avec lui et c’est le lien entre écologie, capitalisme et État qui m’a donné envie de lire ce livre au départ. Malheureusement, l’argumentation n’est pas à la hauteur, voire absente.
    Pour ce qui est du capitalisme, ce n’est pas lui qui dit qu’il est un produit de la société, mais moi. Lui, il écrit qu’il s’est greffé à la société, c’est le terme qu’il emploie, sans expliquer ni comment ni pourquoi.
    C’est vrai que le capitalisme est d’une certaine manière subi par tous, qu’il est un phénomène systémique, structurel auquel nous participont tous ; cependant tous les individus n’en sont pas les victimes indifférenciées. Pour dénoncer les effets du capitalisme, il ne me semble pas très productif de s’en remettre à ce type de généralités quasi métaphysiques de l’être humain qui estompent les différences au lieu de les faire ressortir. Il y a une différence très nette entre ceux qui profitent du capitalisme et ceux que les premiers exploitent à des degrés plus ou moins élevés, car les premiers, en tant que classe – et ce malgré les états d’âmes de certains de ses membres ou le danger écologique – auront toujours intérêt à reproduire le système.
    Comme vous l’écrivez, PM réfléchit avec de grosses catégories réifiées, ce qui annihile toute saisie et compréhension du problème … peut-être pour les besoin du message qu’il fait passer et pour créer le consensus auquel il appelle ? Pour ma part, je considère que la critique politique et sociale est plus pertinente que l’appel aux bons sentiments …

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