Der gefräßige Leviathan

Alexander Thiele, Der gefräßige Leviathan. Entstehung, Ausbreitung und Zukunft des modernen Staates, Mohr Siebeck, Tübingen, 2019.

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Ce livre d’Alexander Thiele est une invitation à prendre du recul avec la notion d’État moderne. Ce dernier s’est en effet imposé comme la norme incontestée de domination sous la forme de l’État-nation, non seulement dans l’opinion, mais aussi dans la recherche scientifique. Pourtant, alors que les études les plus sérieuses renvoient comme une évidence à un prétendu État objectif, aucune définition consensuelle n’a pu en être donnée.

Juriste, c’est sur l’histoire que Thiele entend s’appuyer pour montrer la relativité de l’État (Staatlichkeit). Néanmoins, son objectif ne s’arrête pas là. Son livre porte aussi sur l’avenir et s’emploie à proposer un nouveau modèle étatique comme solution aux enjeux actuels.

 

Le mythe de l’État moderne

Thiele ouvre son analyse avec une partie introductive consacrée à l’apparition et à la définition de l’État moderne. D’emblée, il nous rappelle avec justesse que l’État moderne n’est pas un fait historique mais une construction intellectuelle qui remonte au 18e siècle et qui reflète la confiance des Modernes en la raison, par opposition à un Moyen Âge centré sur la foi. L’État moderne est ainsi une invention des penseurs et des historiens qui lui ont donné corps en allant chercher dans le passé les éléments pouvant être reliés à lui rétrospectivement.

Huit éléments le définissent traditionnellement : 1. la centralisation du pouvoir, 2. la sécularisation, 3. la fermeture territoriale (frontières), 4. la régulation du système fiscal, 5. la constitution d’un appareil administratif/bureaucratique complexe, 6. la création d’une armée permanente, 7. le financement continu des opérations étatiques, 8. l’apparition de la citoyenneté/nationalité.

L’État moderne est donc une invention, mais l’oubli généralisé de ce « caractère construit » induit le risque d’entériner comme des réalités intangibles des caractéristiques qui relèvent d’aspirations et donc d’une vision du monde particulière.

Hélas, malgré cette prise de distance déclarée, Thiele s’y prend de la même manière, allant chercher dans le passé le plus ancien les manifestations de l’État, à partir d’une littérature secondaire limitée (pas de médiévistes par exemple sur le Moyen Âge). Thiele reprend la thèse de Patricia Crone selon laquelle l’État moderne est le produit d’un échec, de l’incapacité à absorber les transformations sociales et à résoudre les problèmes de la société industrielle, comme le montre, selon elle, le fait qu’il n’est pas advenu dans les zones non européennes alors en avance par rapport à l’Europe (Chine, monde arabe).

Thiele projette ainsi un modèle de développement des sociétés prétendument universel. Au lieu de se distancer de la démarche téléologique traditionnelle, il entérine une conception biologisante de l’histoire sociale et politique, axée sur l’idée d’une évolution qui trouverait son terme chez nous, et fait de l’État une étape inévitable dans cette évolution.

Revenant sur l’histoire du concept d’État, Thiele rappelle la lente autonomisation du mot qui ne renvoie au départ qu’à l’idée de statut. C’est en effet au 16e siècle que le sens change, le mot État renvoyant alors à la sphère soumise au pouvoir du roi. Une meilleure analyse des sources médiévales et des études qui leur sont consacrées aurait néanmoins révélé que la séparation entre la personne du roi et l’exercice du pouvoir était déjà à l’œuvre à partir des 13e – 14e siècles selon les régions, les changements lexicaux se produisant généralement plus tard (pour les entériner) que les transformations politiques et sociales. Notons par ailleurs que la langue politique et administrative avait tendance à être figée pour manifester un ordre statique en réalité beaucoup plus mouvant. Il en allait de la construction de l’autorité. Dire l’immuable participait de la stratégie de légitimation et de conservation du pouvoir.

Thiele est prisonnier de ses lectures et du fait que, généralement, ce sont les spécialistes de l’époque moderne et contemporaine qui analysent les grands phénomènes associés à la Modernité (l’État, la nation, le capitalisme, le sujet, etc.). Peu au fait des périodes qui précèdent, ils reproduisent à leur insu la vision des modernes et tendent à penser en termes d’antagonisme et de remplacement de l’ère médiévale par l’ère moderne alors que les changements analysés se produisirent d’une manière non-linéaire, et ce dès avant l’époque moderne. Mon propos n’est pas de nier les ruptures et les transformations évidentes et de considérer l’histoire des sociétés comme un continuum indifférencié. Il consiste plutôt en une mise en garde contre la tendance à isoler ces grands phénomènes comme des créations inédites et nécessaires de la modernité et de ne pas identifier le contexte concret de leur apparition. Si ces phénomènes prennent leurs racines dans le Moyen Âge, ils n’avaient pas encore le caractère hégémonique et structurant qu’on leur connaît aujourd’hui. L’étude de leurs manifestations médiévales est dès lors un moyen de mettre en avant la contingence de leur apparition, les choix qui les mirent en avant eux, au détriment d’autres réalités abandonnées ou non advenues, les conditions idéelles et matérielles de leur avènement, tout cela devant en permettre à terme une saisie plus fine.

Malgré les précautions prises, Thiele cristallise l’hypostasie de la modernité et l’hégémonie de ses critères. En outre, il se condamne à une saisie incomplète du phénomène étudié. Alors que le projet annoncé était de critiquer le mythe de l’État moderne, ce sont les clichés habituels le concernant qui sont convoqués pour essayer de le comprendre.

 

L’État, la nation et la démocratie

La deuxième partie, plutôt factuelle, porte sur la diffusion du modèle étatique moderne à travers le monde, notamment dans le contexte de la colonisation.

C’est avec la troisième partie que nous entrons dans le vif du sujet. Thiele revient sur l’association traditionnelle entre État moderne, État-nation et démocratie. Rappelant que la France de l’Ancien Régime ou le IIIe Reich étaient aussi des États modernes, il s’emploie à distinguer l’État moderne des formes dans lesquelles il peut s’actualiser. L’État-nation n’est selon lui qu’une sous-catégorie de l’État moderne, caractérisée par une relation spéciale entre un peuple (Staatsvolk) et un État.

Le peuple n’est pas la somme des ressortissants d’un État mais une communauté politique qui se comprend comme une nation, nous précise-t-il. Inversement, il y a eu des États sans nation, sans peuple. Malgré cela, l’idée d’un lien nécessaire entre nation et État s’est solidement imposée, au point que le terme de nation-state est une tautologie en anglais.

Thiele reprend la thèse traditionnelle sur l’enracinement de l’État-nation dans la pensée, les représentations et les attentes du 18e siècle, le rôle des « communautés imaginées » et de l’entreprise volontaire (et non pas naturelle, contrairement à l’effet voulu) qu’est la construction nationale. Il faut en effet créer un sentiment de coappartenance qui repose sur des événements (ou mythes) historiques, une langue, un territoire, etc. Surtout, le groupe concerné doit avoir conscience de ses intérêts communs et vouloir son autodétermination via l’État.

Thiele précise que le nationalisme a connu un développement rapide, entraînant des guerres et des crimes qui ont fait oublier qu’il fut aussi un outil émancipatoire. Le projet de départ était de fonder un monde réconcilié en nations. Selon Thiele, le danger de la nation n’apparaît qu’en situation de crise. Au départ, l’idée nationale libérale est porteuse de paix.

Dans la réalité historique, le développement de la nation apparaît beaucoup plus lié à l’État que Thiele ne veut le reconnaître et il n’est pas si aisé de refuser, sans le démontrer, toute relation entre les deux. Qu’il n’y ait pas a priori de lien de nécessité entre l’État et la nation est peut-être vrai, pourtant, historiquement, les deux se développent en même temps et se consolident l’un et l’autre.

En outre, si la conscience nationale a pu avoir un effet émancipateur en mobilisant des individus autour d’idées nouvelles, cela n’est pas un argument pertinent pour placer la nation du côté de l’idéal démocratique. Il serait plus intéressant de nous demander pourquoi à un moment donné cette forme s’est imposée comme moteur politique au détriment d’autres, pourquoi il a fini par devenir le cadre indépassable de l’action politique, économique, etc.

Thiele s’intéresse alors au nationalisme. Du point de vue du nationalisme, l’État-nation est l’organisation politique naturelle de la nation. Chaque peuple doit s’incarner dans un État moderne territorial qui lui est propre. Il entre donc en contradiction avec l’État dynastique qui chapeautait plusieurs peuples. L’auteur restitue à nouveau le récit traditionnel. Le lien entre État dynastique et nation est plus complexe. Pour accroître leur légitimité, les dynasties ont diffusé l’idée du lien naturel qui les liaient aux communautés gouvernées, contribuant à développer la notion de nation. Au 13e siècle se répand partout dans l’Europe médiévale la notion de « seigneur naturel » (et de dynastie naturelle). Pour définir cette naturalité, l’idée d’un peuple uni derrière son souverain qui en assure le Bien commun est mise à contribution. D’ailleurs, c’est dans les moments de crise, notamment de guerre, alors que le souverain a le plus besoin de soutien et de cohésion, que la notion de « seigneur naturel » est thématisée et enrichie.

Thiele oppose la nation aux royaumes dynastiques et l’associe historiquement à la Révolution française. Pour lui, la nation naît avec la démocratie. C’est vrai que les nouveaux États républicains ont eu intérêt à développer la thématique nationale afin de renforcer et sacraliser (dans une résurgence des anciens régimes) leur pouvoir, à une époque de transition. Dans la mesure où elle visait une efficacité, la stratégie suggère cependant que le référent fonctionnait déjà et n’était pas une invention des nouvelles démocraties.

Thiele propose dès lors que l’État-nation est un axiome neutre qui a une première phase démocratique mais peut aussi bien être totalitaire, communiste, capitaliste, monarchique, etc. Notons qu’il est dangereux de parler d’axiome neutre, tant il est difficile de mesurer la réelle neutralité des phénomènes observés. En outre, la neutralité et l’objectivité sont généralement des attributs qui servent à masquer des entreprises idéologiques plus particulières. L’apparition et le développement de l’État semblent très clairement lié au pouvoir monarchique et au capitalisme dans sa forme structurelle.

Thiele porte alors son attention sur l’État constitutionnel. Selon lui, il s’est développé sous la forme de l’État-nation, mais cela ne signifie pas qu’il y ait un lien normatif entre les deux. Aussi en vient-il à envisager la dénationalisation des États comme un avenir salutaire. La démocratie se définit généralement par les 5 critères suivants : 1. la souveraineté populaire, 2. la primauté de la constitution, 3. la traçabilité de l’autorité constitutive de l’État sur le peuple, 4. le concept du partage des pouvoir, 5. la protection de la sphère privée des citoyens.

De fait, le concept d’État constitutionnel est plus exigeant que celui d’État-nation. Il repose sur une attente au niveau du fonctionnement interne de l’État, contrairement à l’État-nation qui a, selon Thiele, abandonné cet objectif.

La souveraineté populaire (Volkssuverenität) constitue la base de la démocratie. L’ordre démocratique repose sur la fiction de la liberté de tous. La démocratie et l’État constitutionnel ne sont pas des synonymes. Pour être démocratie, l’État constitutionnel doit être en mesure de produire/viser une volonté collective (Willensbildung) à travers les principes de la démocratie représentative (Alexander Hamilton). Le défi de la démocratie est de parvenir à faire accepter les décisions de la majorité par la minorité, nous dit Thiele. On peut dire que c’est là l’enjeu de tout pouvoir. Même arbitraire et non-démocratique, le pouvoir doit faire accepter les décisions prises comme légitimes. En outre, c’est aussi une question cruciale au Moyen Âge dont les mots clé de la prise de décision sont le consensus et l’unanimité, situation qui n’étaient en réalité atteintes que parce que les opposants minoritaires acceptaient de se plier.

Thiele termine sa présentation du principe démocratique par l’importance de la préservation de la sphère privée.

 

L’avenir de l’État moderne

Dans la dernière partie, Thiele envisage l’avenir de l’État. Tout indique que, bien qu’il ne parvienne pas à répondre aux problèmes globaux (migrations, réchauffement climatique), l’État n’est pas mort, au mépris des annonces d’un monde sans États des années 1990. Des modèles ont sérieusement envisagé la fin de l’État (internationalisme marxien, idée d’une république européenne de Menasse ou Guérot). Inversement, d’autres ont insisté sur l’importance de son maintien car indispensable à la réalisation d’une action politique (Q. Skinner, Mouffe). Non idéales, les structures étatiques seraient pourtant les plus propices à la mise en place d’un ordre politique pacifique.

Thiele insiste sur la fonction protectrice de l’État mais invite à le dénationaliser pour assurer la paix. La dénationalisation sonne a priori comme un contre-sens tant le lien entre État (Staatlichkeit) et État-nation paraît évident. Pour contrecarrer l’évidence, l’idée est de fonder la légitimité de l’État sur une autre élément. Pour Thiele, la nation est un dernier vestige de la sacralité de l’État dans le processus de sa sécularisation. Pour dépasser la nation, il faut élever de nouveaux critères qui ne reposent pas sur un passé commun mais renvoient au présent et au futur. Thiele reprend l’idée du patriotisme constitutionnel (Verfassungspatriotismus) développée par Dolf Sternberg et reprise par Habermas.

Dans cette perspective, il propose de fonder une nouvelle forme de loyauté qui reposerait sur les grands principes constitutionnels (dignité humaine, droits fondamentaux), ainsi que sur des « pratiques communicatives » correspondant à l’interprétation de ces principes toujours repensés. L’appartenance reposerait ainsi sur des composantes à la fois matérielles et formelles/procédurales.

Selon Thiele, le patriotisme constitutionnel ne doit pas être pour autant ahistorique, comme le montrent la loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne de 1949 (Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, GG), réaction au nazisme, ou encore l’importance de la constitution des USA. Mais, contrairement à la nation, le patriotisme constitutionnel doit mettre en avant le caractère changeant des conquêtes culturelles, envisager le réajustement des référents.

On est en droit de se demander si la non-fixité du passé historique choisi est une garantie de non-instrumentalisation. Tout dépend de qui choisit les référents historiques et de la manière dont ils peuvent être/sont discutés.

Selon Thiele, la convocation du passé est conditionnée par son lien au présent et au futur dans le cas du patriotisme constitutionnel. Il ignore manifestement que c’est toujours le cas ! C’est d’ailleurs ce qui distingue l’utilisation publique du passé du travail de l’historien. Dans les propagandes nationalistes, le passé n’est pas considéré en soi et pour soi mais toujours pour son rôle structurant dans le présent et le futur. Qu’il relève du patriotisme constitutionnel ou du nationalisme, le recours au passé pour une action au présent et dans le futur est porteur d’une vision du monde et d’attentes spécifiques qui situent nécessairement la démarche du côté de l’instrumentalisation et de la moralisation.

Thiele recense ensuite des référents/valeurs qui pourraient enraciner ce patriotisme constitutionnel : jours fériés renvoyant à des moments démocratiques/étatiques, jour de vote férié pour que le moment devienne une fête. Il soutient la nécessité du vote obligatoire. Il évoque même la mise en place d’un service civil (Dienspflicht) pour l’acquisition de la citoyenneté. Il propose également la création d’un récit portant sur les événements vécus au présent par la société comme si le présent prêtait moins à la manipulation que le passé.

 

Après un début stimulant axé sur la déconstruction et l’historicisation du concept d’État moderne, Thiele tend finalement à retomber dans les mêmes déterminismes. Reprenant les éléments constitutifs de l’État-nation, il se contente juste d’en changer le contenu pour proposer une sorte de communion, de nouvelle religion censée sortir l’État de la crise, qui n’est pas à la hauteur de l’objectif annoncé au début de l’ouvrage.

 

 

 

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